TelQuel : Vous êtes au Maroc ou en Afrique du Sud pour ce ramadan ?
Asma Lamrabet : Je suis en Afrique du Sud, à Pretoria. C’est la première fois que je passe le ramadan dans ce pays. Ça fait deux ans que je vis là-bas (son mari Youssef Amrani est ambassadeur du Maroc en Afrique du Sud, ndlr), mais l’année dernière, j’étais confinée au Maroc pendant le ramadan, j’étais restée bloquée à Rabat.
Comment se passe ce ramadan ?
C’est très spécial parce que je suis loin de l’environnement qui fait la beauté du ramadan chez nous, dans les pays à majorité musulmane, où l’on sent d’habitude bien l’ambiance ramadanesque… Ici, c’est différent, un peu plus triste, et en même temps, ça fait partie du mode “confinement” dans lequel le monde entier est plongé, donc ça me console un peu de ne pas être seule à le vivre de cette manière.
En ce temps de pandémie, vous êtes plutôt ftour en comité restreint ou avec du monde ?
Ici à Pretoria, il n’y a pas de confinement le soir mais le nombre d’invités est restreint et on doit respecter les mesures de distanciation sociale. Donc on arrive à recevoir quelques personnes le soir, diplomatie oblige, mais pas du tout comme on aurait souhaité en temps normal. Ça reste très limité, mais de toute façon, toute la vie diplomatique tourne au ralenti partout dans le monde.
Que représente ce mois pour vous ?
J’ai toujours beaucoup apprécié le ramadan en mettant toutefois des œillères sur tout ce qui est en décalage par rapport à la spiritualité. Il ne faut pas prêter attention aux remarques négatives ou à ceux qui disent qu’il faut faire les choses comme ceci ou comme cela.
“Chacun doit pouvoir se retrouver dans ce mois : les gens qui aiment la spiritualité et ceux pour qui c’est une fête.”
Chacun doit pouvoir se retrouver dans ce mois : les gens qui aiment la spiritualité et la pratique religieuse, et ceux pour qui c’est une fête. J’apprécie ce côté festif aussi. Je pense qu’on peut allier les deux, sans excès. On ne nous demande pas d’être dans la dévotion extrême et dans une pratique religieuse rigide, qui nous coupe de la réalité.
Venons-en à vos habitudes ramadanesques. Avant le ftour, vous êtes plutôt sport ou canapé ?
Je suis très sédentaire, toujours assise derrière un bureau. Je fais très peu d’activité physique mais ces derniers temps, je fais un peu de marche quotidienne. Pendant ramadan, j’essaie de le faire une demie heure avant le ftour, dans le quartier.
Êtes-vous plutôt derrière les fourneaux ou déjà à table avant le ftour ?
Au début de ma vie, j’étais derrière les fourneaux mais maintenant, je suis un peu privilégiée : je peux me faire servir. Mais je suis quand même à table 10 ou 15 minutes avant le ftour, pour les derniers préparatifs. J’aime que la table soit belle à voir et raffinée.
Avec quoi rompez-vous le jeûne ?
Je n’aime pas rompre avec la tradition, alors je commence toujours par une datte et un verre de lait. C’est succulent et énergétique. Sinon, je mange des choses healthy mais variées. Aussi, je ne conçois pas un ramadan sans harira les premiers jours.
Vous trouvez des dattes marocaines en Afrique du Sud ?
Non, on a des dattes tunisiennes, mais aussi des dattes qui viennent de Namibie qui sont succulentes. J’ai été agréablement surprise de voir qu’elles ressemblaient aux dattes de Zagora.
Vous privilégiez un seul repas ou plusieurs pendant vos soirées ramadanesques ?
Un seul. Je pense que c’est beaucoup plus équilibré.
Vous arrivez à vous réveiller pour le shour ?
Oui et même si personne ne se réveille avec moi, je le fais de manière très orthodoxe. Déjà parce que je me lève chaque nuit de l’année pour la prière de l’aube, c’est un moment extrêmement beau. D’une beauté mystique.
Pendant ramadan, je me réveille une heure avant en mangeant quelque chose de léger, et c’est le moment où je peux faire une méditation et une lecture du Coran. Enfant, même si je ne jeûnais pas, je tenais à me réveiller pour partager cette ambiance avec ma famille.
Vous regardez des sitcoms ramadanesques ?
On a les chaînes marocaines. Alors on se branche sur le Maroc pour mettre de l’ambiance marocaine lors de la rupture du jeûne ! Ces dernières années, je m’intéresse un peu plus aux sitcoms du ramadan. Je vois qu’il y a beaucoup de critiques négatives, pourtant j’estime qu’il y a une amélioration qu’on peut percevoir dans la mise en scène, la performance de certains acteurs, etc.
Mais c’est vrai que le contenu est assez médiocre. On essaie de faire passer des messages, mais c’est souvent maladroit. Il y a un vrai travail à faire sur ça. Le reste, il faut l’encourager. Après tout, l’art et la culture sont tout ce qu’il nous reste !
Pendant le ramadan, vous avez des lectures plutôt spirituelles ou littéraires ?
Les deux, et pendant toute l’année. Une grande partie de mes lectures sont spirituelles. En ce moment, je travaille sur les femmes mystiques donc je suis plongée dans cette ambiance-là. Ce sont des lectures de plaisir et de recherche à la fois. Parfois, j’aime faire une pause et lire des essais politiques par exemple.
Au Maroc, les mosquées ont fermé pour les prières de Tarawih. Vous comprenez cette décision ?
Je la comprends tout à fait en ces temps de pandémie, d’autant plus qu’il y a un rush habituellement pendant ramadan pour ces prières. Mais je comprends aussi la frustration des fidèles. Quand j’étais au Maroc, c’était un rendez-vous que je ne manquais pas parce qu’il y a une ambiance spirituelle qui marque ce mois et qui est différente des autres mois. Cela dit, ce n’est pas une obligation. C’est juste un “plus” du ramadan qu’on peut faire ou non.
Faut-il, selon vous, abroger l’article 222 du Code pénal qui punit les personnes qui rompent le jeûne en public ?
Chaque année, c’est le même débat. On ne comprend pas que ce n’est pas un débat théologique, mais un débat idéologique. C’est aujourd’hui clairement un débat sur l’identité : il y a ceux qui sont très vulnérables sur le plan identitaire, pour qui c’est une provocation envers leur identité, même si certains d’entre eux ne sont pratiquants que le mois de ramadan… Et les autres, pour qui il n’y a que le mois de ramadan où l’on peut bousculer les gens, les provoquer. Je ne pense pas que ça soit une bonne solution.
“Quel espace public veut-on aujourd’hui pour le Maroc ? C’est ça dont il faut débattre mais de façon dépassionnée.”
Mais je suis pour la liberté de choix, et même les théologiens le disent : le jeûne est une liberté, on a le droit de jeûner ou pas. Ce qui dérange, c’est de le faire en public. Et c’est ça le débat : quel espace public veut-on aujourd’hui pour le Maroc ? C’est ça dont il faut débattre mais de façon dépassionnée. Il faut aussi reconnaître qu’il existe une certaine hypocrisie morale.
Vous avez beaucoup écrit sur la place des femmes dans l’islam. En France, la première femme imame, Kahina Bahloul, fait parler d’elle. Qu’en pensez-vous ? Les femmes ont-elles leur place dans l’imamat ?
Je pense que les femmes ont leur place partout dans la religion, et que c’est vraiment l’orthodoxie musulmane aujourd’hui qui refuse ça. C’est un débat théologique ancien, qui a existé au Xe et XIe siècle où les érudits en ont parlé. Il y a une diversité d’interprétations, les uns l’interdisent, les autres le permettent.
Aujourd’hui, cette interdiction et cette façon de voir les choses existent parce qu’on est dans une grande inculture religieuse. Il ne faut donc pas en vouloir aux gens qui sont choqués par le fait de voir une femme imame, parce qu’on ne leur a pas enseigné la pluralité des interprétations religieuses et on a fait l’impasse sur la réforme de l’enseignement religieux.
“Être une femme imame est un choix légitime que j’approuve, mais je comprends qu’au Maroc, ce soit encore impensable.”
Le seul critère, pour l’imamat, c’est d’avoir une connaissance approfondie du Coran. Être une femme imame est donc un choix légitime que j’approuve, mais je comprends qu’au Maroc, ce soit encore impensable car depuis des siècles, la fonction est dominée par les hommes. Mais l’histoire nous montre que tout peut changer. Après tout, qui aurait cru, il y a juste vingt ans, qu’on aurait accepté des femmes adouls ? Personne, alors que c’est le cas aujourd’hui.