Une photo, deux sourires. Satisfait, d’un côté, celui de Nasser Bourita, ministre délégué aux Affaires étrangères. Lors de son déplacement à Bruxelles le 7 février, il a obtenu de l’Union européenne (UE) qu’elle réaffirme “l’importance de maintenir des relations commerciales stables” avec le Maroc. Gêné, de l’autre côté, le sourire de Federica Mogherini, vice-présidente de la Commission européenne et haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères. Reconnaissant que “le Maroc est un partenaire clé de l’Union européenne”, elle vient de promettre que les discussions continueraient entre le royaume et l’Union “pour s’entendre sur les arrangements nécessaires à la poursuite et au développement des relations entre les deux parties, notamment dans le domaine agricole”, note une déclaration conjointe publiée à l’issue de leur rencontre.
.@FedericaMog meets with Nasser Bourita, Minister Delegate to the Minister of Foreign Affairs and Cooperation of #Morocco @MarocDiplomatie pic.twitter.com/okKL9qFRK7
— European External Action Service – EEAS ?? (@eu_eeas) February 7, 2017
Alors que la Cour de justice de l’UE (CJUE) juge, dans un arrêt du 21 décembre 2016, que “les accords d’association et de libéralisation conclus entre l’UE et le Maroc ne sont pas applicables au Sahara occidental”, la Commission apporte des garanties politiques au Maroc sur les effets de cette décision. Le royaume a pour cela pesé de tout son poids dans la balance, lesté de son soutien aux politiques migratoires et sécuritaires de l’UE. Mais la position de la Commission, qui prend ses distances par rapport à la justice, est-elle tenable ? Déjà, des voix européennes s’élèvent pour “faire appliquer l’État de droit”.
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Verts de rage
Le cas du Key Bay révèle l’urgence de définir durablement les implications de l’arrêt de la CJUE. Le navire et sa cargaison d’huile de poisson en provenance de Laâyoune accostent dans le port de Las Palmas le 14 janvier. L’escale ne passe pas inaperçue. L’Equo, le parti écologique espagnol, publie un communiqué où il dénonce l’arrivée d’une cargaison “venant supposément des territoires occupés du Sahara occidental”. María del Pilar Álvarez León, conseillère écologiste à la mairie de Las Palmas, réclame l’inspection du navire par les autorités et avertit : “Si l’on lit Royaume du Maroc et non pas Front Polisario (sic) sur la certification d’origine (de la cargaison, ndlr), nous demanderons la saisie du bateau et de sa cargaison”. Après inspection, le navire largue finalement les amarres et met le cap sur le port français de Fécamp. Alors que le Key Bay vogue au large du Portugal, des eurodéputés écologistes adressent une lettre à Federica Mogherini pour dénoncer “l’incapacité des autorités espagnoles à arrêter le cargo à Las Palmas, [ce qui] constitue une violation du jugement de la CJUE et de la législation européenne”. Ni cette intervention des eurodéputés verts, ni une manifestation dans le port normand n’empêcheront toutefois le Key Bay de décharger, le 24 janvier, sa cargaison dans le port de Fécamp. Mogherini s’en tire à bon compte.
Mais les Verts mènent aussi l’assaut au sein des instances européennes sur un terrain autre que celui des accords agricoles. Dans une question écrite, le groupe écologiste interroge le Commissaire européen au Climat et à l’Energie, Miguel Arias Cañete, sur l’application d’une déclaration commune portant “sur le commerce durable de l’électricité”, signée lors de la COP22 par le Maroc, l’Allemagne, la France, l’Espagne et le Portugal. Le texte mentionne le plan énergétique marocain qui comprend des installations dans ses provinces du sud. La réponse de Cañete va pousser le Maroc à réagir. “Au nom de la Commission”, le commissaire à l’Énergie affirme, citant l’arrêt de la CJUE de décembre 2016, que “la déclaration sera mise en œuvre en tenant dûment compte du statut distinct et séparé du territoire du Sahara occidental”. Six jours plus tard, le Maroc réplique.
L’UE au pied du mur
Le 6 février, le ministère marocain de l’Agriculture et de la Pêche publie un communiqué menaçant de remettre en cause la coopération avec le “partenaire européen” s’il ne prend pas ses “responsabilités” pour “neutraliser les tentatives de perturbations”. Le département de Aziz Akhannouch étend même ces menaces au-delà de son portefeuille, en indiquant que “toute entrave à l’application de cet accord est une atteinte directe à des milliers d’emplois d’un côté comme de l’autre dans des secteurs extrêmement sensibles ainsi qu’un véritable risque de reprise des flux migratoires que le Maroc, au gré d’un effort soutenu, a réussi à gérer et à contenir”. Aziz Akhannouch en personne enfonce le clou en déclarant quelques heures plus tard à l’agence espagnole EFE que “le Maroc attend un signal politique fort reconnaissant le rôle du royaume et l’effort extraordinaire qu’il fournit à la frontière sud”. Puis à l’AFP : “J’ai signé un contrat avec l’UE, je veux simplement savoir si cet accord est toujours d’actualité”. Le lendemain, Nasser Bourita s’envole vers Bruxelles pour rencontrer une Federica Mogherini acculée.
Bourita atteint deux des trois objectifs qu’il s’était assignés. Premièrement, une communication qui marque l’attachement au partenariat et la volonté de le préserver. Pour le rassurer et signifier au Maroc l’importance que l’UE porte à leur partenariat, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, participe lui-même “à une partie” de la réunion. Deuxièmement, répondre aux interrogations des opérateurs qui, à l’instar d’Akhannouch, pourraient se demander si l’accord est encore valable. Sur ce point, la déclaration conjointe prévoit que “des mesures appropriées seraient prises si nécessaire pour sécuriser la mise en œuvre de l’Accord (…) et préserver les acquis du partenariat dans ce domaine”. Ces mesures pourraient par exemple consister en la mise en place de directives douanières. Le troisième objectif, trouver des arrangements à moyen et long termes pour sécuriser l’accord, n’est que partiellement rempli. Le Maroc et l’UE ont en effet convenu “que les équipes techniques se réuniraient bientôt pour élaborer en détail la voie à suivre”, comme le note la déclaration conjointe. Le terrain s’aplanit sur le plan politique, mais sur le plan juridique, “rien n’est fait tant que les techniciens ne seront pas parvenus à un accord,” explique une source diplomatique marocaine. Ces équipes ont du pain sur la planche : en dépit d’une décision de justice de la plus haute juridiction européenne, elles doivent trouver un artifice juridique pour que les produits du sud du Maroc arrivent en Europe de la même manière que ceux du nord.
Aux armes, les juristes
Pas facile. Car si la CJUE conclut en rejetant “le recours du Front Polisario pour défaut de qualité pour agir”, elle parvient à sa conclusion par un raisonnement énonçant que “les accords d’association et de libéralisation conclus entre l’UE et le Maroc ne sont pas applicables au Sahara occidental”. Seule la conclusion est exécutoire, ou également le raisonnement ? Les avis divergent, et c’est ce flou qui permet au Key Bay de poursuivre ses allers-retours entre l’Europe et Laâyoune. “D’un point de vue strictement juridique, les accords restent pleinement valides. […] On se trouve encore aujourd’hui dans la même situation de vide juridique”, analyse Me Marie-Sophie Dibling, associée au cabinet casablancais Sayarh&Menjra, spécialisé en droit des affaires.
L’UE et le Maroc espéraient sans doute gagner du temps par cette déclaration politique. Mais “cette indulgence singulière affichée à l’égard du Maroc” fait craindre à Alger que ce “ne soit le prélude à un accommodement qui mettra à mal l’autorité de la chose jugée et surtout attentera au respect de l’État de droit”, déclare un diplomate algérien, dès le 7 février, au site d’information Tout sur l’Algérie. La position de Mogherini sera difficile à tenir, car les propos de ce diplomate algérien sont en fait la base de l’argumentaire de certains eurodéputés. La question était déjà indirectement évoquée le 9 janvier au parlement européen où, en commission des Affaires étrangères, certains députés s’inquiétaient que “dans un État de droit, l’on cherche à contourner une décision de justice au lieu de l’appliquer simplement”. “Le danger viendra des prochains accords qui vont être renégociés. Désormais, l’UE devra exclure ou inclure, d’une manière ou d’une autre, le Sahara”, confirme
Me Dibling.
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Le Maroc aussi devra choisir
Quand bien même le Maroc et l’UE parviendraient à rafistoler, sans l’amender, l’accord agricole, qu’adviendra-t-il de l’accord de pêche en vertu duquel des bateaux européens pêchent au large du Maroc, de Tanger à Lagouira, en échange d’une contrepartie financière ? À moins que la CJUE n’opère déjà un revirement de jurisprudence, l’accord de pêche pourrait connaître le même sort, dans le cadre de la question préjudicielle posée par un juge londonien et dont la Cour se saisira cette année.“Il est peu probable que la Cour de Luxembourg se déjuge”, déclarait Bruno Dethomas, ancien ambassadeur européen à Rabat, dans TelQuel du 6 janvier. En tout état de cause, l’accord de pêche arrivera à son terme en 2018, et devra être renégocié.
Comment le Maroc et l’UE s’arrangeront-ils alors pour que ces nouveaux accords s’appliquent à l’ensemble du territoire marocain, sans contredire l’arrêt de la CJUE ? Me Mehdi Megzari, également du cabinet Sayarh&Menjra, avance trois arguments de droit. Premièrement, “le Maroc devrait se battre sur le terme de ‘peuple sahraoui’ employé. Si les Sahraouis sont un peuple, les Kabyles sont une nation. Ça ne tient pas. Même la CJUE et l’ONU semblent hésiter sur le terme”. Deuxio, “le droit international prévoit que lorsqu’on administre un territoire, l’exploitation des ressources dudit territoire doit bénéficier aux populations. Or, le Maroc administre de facto le Sahara. Si on exclut les produits du Sahara de l’accord, en quoi cela profitera-t-il aux populations locales ?”, s’interroge-t-il faussement naïf. Enfin, “le coup à jouer, c’est de dire que le gouvernement marocain est le seul représentant des populations locales du territoire administré de facto. C’est évident, puisqu’il est issu d’élections qui ont aussi eu lieu sur ce territoire. Le scrutin a eu lieu en présence d’observateurs notamment européens, avec un taux de participation élevé. Le Polisario ne peut pas en dire autant”, argumente l’avocat.
Reste la notion de “statut séparé et distinct garanti au territoire du Sahara occidental”, désormais bien ancrée dans le droit européen. De la même manière que l’Union européenne ne renoncerait pas à l’Etat de droit, le Maroc n’accepterait pas un accord où figure la distinction entre “territoire du Maroc” et “territoire du Sahara occidental”, quand bien même il en serait reconnu comme le représentant légitime. “Cette affaire est une opportunité pour le Maroc de mettre l’accent sur une ambiguïté qui existe depuis trop longtemps(…). Dans cette perspective, il faut trouver une solution négociée. C’est un moyen de faire évoluer la pratique internationale afin d’empiéter sur un droit international dépassé et déconnecté de la réalité qui est là depuis plus de 40 ans”, plaide encore Me Dibling.
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