Vision 2020 pour la culture: des ambitions louables, un chantier titanesque

Au moment même où le Maroc annonce sa vision 2020 pour la culture et inaugure de grands projets destinés au secteur, l'état des lieux de ce domaine est pour le moins sombre.

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Le grand théâtre de Casablanca (photo de synthèse). Crédit: Casa Aménagement

A l’image de son Plan vert pour l’agriculture et de Maroc Numeric 2013 pour les nouvelles technologies, le royaume lance enfin sa stratégie culturelle à long terme. Maroc culturel 2020 est une stratégie censée « faire de la culture un vecteur de développement économique », tout en rompant avec la vision folklorique du secteur, longtemps admise par les anciennes directives. Avec l’inauguration du Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain, et le début des travaux de deux grands théâtres à Rabat et Casablanca, le pays semble vouloir mettre en avant la culture en faisant d’elle l’objet de projets monumentaux. Mais jusque-là ce secteur a surtout récolté les miettes du budget de l’État (627 millions de dirhams selon le projet de loi de Finances 2015, soit 3 % du budget national).

Des chiffres alarmants

Si aucune étude générale n’a été initiée sur le secteur culturel par l’État, l’association Racines a travaillé d’arrache-pied pendant deux ans et demi sur une étude générale du secteur culturel au Maroc, afin d’aboutir à un état des lieux précis. Que ce soit au niveau du financement, des espaces consacrés à la culture ou aux problèmes dont souffre le domaine, les États généraux de la culture, qui seront publiés par l’association le 12 novembre, passent au peigne fin ce secteur afin de mieux comprendre ses dissonances. « Notre travail peut attirer l’attention sur l’urgence de la situation », affirme Aadel Essaadani, président de l’association.

Artmap.ma, projet de cartographie faisant partie de cette initiative et répertoriant tous les lieux réservés à la culture, montre de réelles disparités entre les zones urbaines et rurales. « Saviez-vous que plus de 50 % des entreprises culturelles sont entre Rabat et Casablanca ? », note Aadel Essaadani. Passé ce constat, certaines disciplines sont nettement mises à l’écart au profit d’autres. Le territoire ne répertorie que 20 institutions s’intéressant à la danse et onze dédiées au cirque et au théâtre de rue. Ces établissements, pour la plupart privés, démontrent le manque d’intérêt de la politique culturelle pour des disciplines populaires, pouvant contribuer à l’éducation d’une large tranche de la société, pas forcément alphabétisée. « Pour le gouvernement, la notion de culture s’arrête généralement à l’éducation et aux festivals. Or, miser sur des pratiques comme le théâtre de rue pourrait contribuer à éduquer une partie de la société qui n’est pas forcément sensible à la culture dans son sens élitiste », explique Aadel Essaadani. 

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Les chiffres les plus alarmants concernent le cinéma et l’édition. « Un best-seller au Maroc s’écoule à 2 000 exemplaires aujourd’hui… en trois ans. Un chiffre réalisé, à titre d’exemple, au Liban, en deux mois », déclare Aadel Essaadani. En 2012, moins de 1 000 titres ont été publiés, toutes langues confondues, selon Pour un Maroc de la culture, actes d’un colloque ayant réuni les professionnels du livre, du cinéma, des arts plastiques, de la musique, de la danse et du théâtre, le 29 juin 2012. Toujours selon la même source, le tirage moyen d’un ouvrage est de 1 500 exemplaires, un chiffre évalué au triple une dizaine d’années auparavant. Le ministère de la Culture a cessé d’attribuer des aides au financement de la fabrication du livre depuis 2007.

Les espaces de consultation ne font pas mieux. Les bibliothèques sont aux abonnés absents dans les lycées et collèges, et l’ensemble des bibliothèques du royaume dispose de deux millions de livres, alors que l’Unesco recommande un livre par habitant.

Le piratage, sida du cinéma

Concernant le cinéma, si le Maroc produit de plus en plus de films, le nombre de ses salles de projections évolue inversement. En 1985, pas moins de 247 salles étaient en fonction sur le territoire, enregistrant plus de 35,5 millions d’entrée. Aujourd’hui, 31 cinémas ont survécu à cette disparition massive de salles de projections, comptabilisant moins de deux millions d’entrées annuellement. Une crise qui pourrait s’expliquer par plusieurs raisons : « C’est essentiellement à cause du piratage, qui représente un sida pour le cinéma », explique Hassan Belkady, propriétaire des cinémas Rif, ABC et Ritz à Casablanca. Et d’ajouter : « les salles de cinéma au Maroc sont surtaxées, nous subissons une taxe sur la valeur ajoutée de 20 %, alors qu’elle ne dépasse pas 7 % dans les autres pays du monde ».

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En effet, les salles de cinéma évoluent depuis les années 1990, période du début de leur déclin, dans un environnement économique défavorable. Aucune aide financière n’est attribuée pour la distribution et l’exploitation dans les salles de cinéma, et la pratique du piratage est encore tolérée par l’État. Faire un tour dans l’ensemble des villes marocaines permet de constater facilement que des DVDs piratés restent en vente libre dans les magasins et l’espace public, sans que personne ne s’en inquiète. « Nous avons des soucis avec les autorités uniquement quand nous commercialisons des films marocains encore à l’affiche », avoue un ferracha sur l’avenue Fal Ould Oumeir à Rabat.

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Les salles de cinéma ne disposent au final que de 40 % du prix du ticket pour assurer l’ensemble de leurs charges, se rapportant à la maintenance et la modernisation des salles (voir graphique). En effet, le coût de l’évolution vers le numérique n’est pas à la portée de tous les gérants de salles. Entre la mise à niveau du son, la restauration des espaces et de l’intégration de dispositifs numériques, « la somme s’élèverait à environ 1,5 million de dirhams », selon Mohamed Alaoui, vice-président de la Chambre marocaine des salles de cinéma. Un montant ne pouvant être assumé par des établissements qui peinent de plus en plus à séduire le public.

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« Le citoyen marocain fait élément de figuration »

« Il ne faut plus qu’on s’arrête aux effets d’annonce », souligne Aadel Essaadani à propos du lancement des grands théâtres de Rabat et Casablanca. Et d’ajouter : « à quoi ont concrètement abouti des initiatives comme Maroc Vert annoncées en grande pompe ? ». Pour l’acteur culturel, les mécanismes d’une politique culturelle ne devraient pas d’arrêter sur un focus sur l’école, mais plutôt s’étendre sur une éducation populaire, au profit de personnes qui n’ont pas forcément eu droit à une scolarisation (28 % selon la Direction de la lutte contre l’analphabétisme). Installer des théâtres où les citoyens peuvent être encadrés et participer à des manifestations dans les zones défavorisées pourrait être un vecteur d’ouverture à la culture pour ces personnes qui ne sont, a priori, pas sensibles à une vision élitiste de la culture.

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Le Maroc arrive avec mal à définir le public auquel il adresse ses équipements et grands projets : « Prenons le Musée d’art contemporain à titre d’exemple, est-ce vraiment un projet qui s’adresse au citoyen marocain ? Nous sommes dans une politique où le citoyen marocain fait élément de figuration », explique le président de l’association Racines.

Et l’avenir de ces grands équipements n’est jamais certain. A l’image de la bibliothèque municipale de Fès, longtemps récupérée pour accueillir les événements de l’Institut français et aujourd’hui quasiment abandonnée, ces grands projets pourraient être voués à l’échec si une programmation à long terme n’est pas définie. « L’information ne devrait pas s’arrêter à l’inauguration du théâtre de 1 800 places, mais plutôt à ce que pourrait programmer cet espace pour drainer autant de citoyens ». Dans ce sens, intégrer les artistes locaux et les interpeler pour se produire dans des événements est primordial. A l’heure où le festival Mawazine dédie une seule scène, à la périphérie de la capitale, pour l’ensemble des artistes marocains programmés, il est nécessaire de les mettre en valeur en les invitant à occuper ces espaces et à leur garantir une pérennité tout en s’assurant un revenu à travers leur travail.

Les directives adoptées concernant la culture souffrent aussi d’un grand manque de coopération, les affaires culturelles étant reliées à plusieurs ministères. Si le ministère de la Culture a à sa charge tout ce qui se rapporte à l’édition et aux arts plastiques, c’est le ministère de la Communication qui s’occupe du cinéma, de la musique et de l’audiovisuel. Ajoutons à cela le fait que les maisons de jeunes dépendant du ministère de la Jeunesse et des sports et que plusieurs établissements culturels relèvent des communes où ils sont installés. Un modèle qui souffre d’un manque de cohérence vu que ces disciplines restent ainsi impossibles à connecter et à mettre en valeur pour en constituer un vecteur direct de développement. Un schéma qui rend la tâche ardue pour entamer une politique culturelle cohérente.

Des ressources humaines non qualifiées

Dans cette absence de politique culturelle explicitement définie, le royaume passe à côté d’un secteur qui pourrait être générateur d’emploi. « Pour sortir un album, 36 corps de profession différents doivent s’engager tout au long du processus », note Aadel Essaadani. Or, la réalisé est tout autre. L’enseignement artistique lors des étapes primaire, collège et lycée se résume à quelques cours sommaires souvent assurés par des professeurs de langue. « C’est une sorte de récréation pour les élèves, qui n’arrivent pas à réaliser l’intérêt de cette discipline, faute de formateurs spécialisés. Ces séances se transforment souvent en séances de coloriage, ou au mieux, à des séances de bricolage », explique Khadija, institutrice dans une école primaire en périphérie de Fès.

Cela s’explique d’un côté par le manque d’écoles et d’instituts spécialisés dans la formation de corps de métier dédiés au secteur. Jusqu’à aujourd’hui, un seul institut public assure une formation portant sur les arts dramatiques, l’Isadac, à Rabat. Quant aux arts plastiques, ils ne peuvent être étudiés qu’à l’École des Beaux-Arts, présente à Tétouan et Casablanca. Pourtant, ce n’est pas faute de demande, des établissements culturels sont inaugurés à longueur d’année dans les milieux ruraux et urbains, mais restent à la merci des communes dont ils dépendent. Ils sont souvent dirigés par des personnes non formées pour le secteur, ce qui ne leur assure pas une programmation pertinente tout au long de l’année, susceptible d’intéresser les jeunes et moins jeunes. Partie pourtant essentielle à l’éducation du citoyen.

A l’heure du bilan, pour entamer sa vision 2020 de la culture, le gouvernement « devrait penser la culture comme un vecteur de développement humain, afin que le citoyen prenne conscience de sa liberté d’expression, mais aussi de développement social », note Aadel Essaadani.

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