Cri du coeur. “Moi, JF, Marocaine, violée…”

Par Houda Lamqaddam

Violée à 17 ans, l’auteure de ce témoignage poignant a choisi de briser la loi du silence. TelQuel choisit à son tour de mettre en avant le courage et la sincérité de la jeune femme qui témoigne à visage découvert.

J’avais 17 ans. C’était l’été. Il faisait beau, il faisait soleil. J’habite près de la plage et j’étais sortie marcher sur la côte, dans ce que je pensais être mon quartier, une extension de mon chez moi. Je vais faire court, j’ai été accostée par deux jeunes hommes que j’ai ignorés, j’ai été suivie, j’ai été menacée, j’ai marché plus rapidement mais j’ai été arrêtée. L’un d’entre eux immobilisa mes mains, me somma de le suivre sous peine de m’ouvrir le visage avec sa lame de rasoir. Je le suivis. Et pendant que l’autre faisait le guet à cent pas de nous deux, il me viola, me bouscula et m’insulta. Puis, ils échangèrent les rôles, et j’étais à la merci du second homme, qui à son tour me viola, me bouscula et m’insulta.

Je ne veux pas m’attarder sur cette partie. Dans ces récits, les histoires diffèrent mais restent similaires. La peur, les sueurs froides, le moment où résister devient inutile et qu’on réalise ce qu’on est sur le point de vivre. Les membres qui tremblent, la certitude qu’on nous tuera après coup et le sentiment que personne ne nous sauvera. Les horreurs qu’on pense et qu’on n’ose hurler. Le vide dans la tête, puis les images dans la tête, les images devant les yeux, le goût dans la bouche, les insultes dans les oreilles, la douleur au bas du ventre. Et la peur, surtout la peur, et le sentiment que son monde implose avec fracas mais que ces fracas n’assourdissent que nous.

Ce soir-là, j’étais vierge, j’étais sortie faire un tour. Je fus agressée, je fus violée, je fus droguée et laissée sur la plage, à moitié nue, les pieds liés, la bouche bandée et les membres toujours tremblants des menaces paralysantes que j’avais reçues.

Ils ne savent pas quoi dire…

Mon histoire est une parmi des millions. Et j’ai longtemps hésité à la raconter. Ce genre de témoignages met souvent les gens mal à l’aise. Ils ne “savent pas quoi dire”. Ils en parlent comme d’un secret, ils disent le mot viol à voix basse, ou ne le disent pas. Ils ne savent plus comment vous parler. Ils ne savent plus de quoi vous parler. Puis ils gardent votre histoire en eux comme un secret dont ils ont honte pour vous.

Puis vient le temps où ils vous demandent comment vous étiez habillée, et pourquoi. Et pourquoi être sortie, et pourquoi n’avoir pas crié. Et si quand même, dans le fond, vous aviez aimé ça, parce que “ça reste du sexe, non ?”. Puis vient le temps où on décide, ou ne décide pas de porter plainte, et les histoires divergent à partir de là.

J’ai moi-même eu la chance incommensurable d’être entourée comme devrait l’être chaque victime, dès la première seconde. Ma mère partagea mes pleurs, mes sœurs partagèrent ma rage. Mon père me serra dans ses bras. Il me répéta que ce n’était pas de ma faute, que ce n’était pas de ma faute, que ce n’était pas de ma faute. Et dans mon désespoir, je ne pus m’empêcher de me sentir heureuse, en sécurité, et paradoxalement, de remercier le destin de m’avoir mise moi sur le chemin de ces monstres, moi qui n’étais déjà plus une enfant, moi qui serais émotionnellement prise en charge, moi que mon entourage ne ferait jamais me plier à une pratique aussi obscène que celle dont fut victime la petite Amina Filali. Je me rendais compte que si ce soir-là, cela n’avait pas été moi, cela aurait été une autre fille, qui n’aurait peut-être pas eu la même chance que la mienne.

Car si le viol est un cauchemar, le réveil peut parfois être encore plus brutal. Et ne pas pouvoir parler de cette fin du monde qu’on vit peut être cent fois plus traumatisant que de la vivre. Ne pas pouvoir en pleurer, ne pas pouvoir s’en plaindre, ne pas pouvoir dire que l’on a peur, ou que l’on a mal, ceci est un autre genre de crime : celui de laisser la victime porter seule la responsabilité de ce qu’elle a subi. Celui de ne pas l’assister. Celui de, parce que l’on a de l’autorité, classer le dossier aussi vite que l’on peut, même si cela signifie forcer la victime à être à la merci de l’homme qui l’a déchirée. Même si cela signifie oublier le violeur, le laisser parler à la télévision, le laisser vivre impunément, pour pouvoir s’assurer de finir sa journée de travail plus tôt. Même si cela signifie cautionner des viols innombrables et des violences incalculables parce que l’on ne dit pas au coupable que c’est mal, qu’on le juge, qu’il n’a pas le droit. Et qu’on ne dit pas à la victime qu’elle a tous les droits, qu’elle a la justice de son côté, qu’elle a la morale de son côté, qu’elle devrait avoir tout le monde de son côté, et que l’on s’engagerait à ce qu’elle n’ait plus jamais peur, et à ce que personne au monde ne subisse plus la même histoire. Ce sont les promesses que moi, j’ai eu la chance d’entendre. Et c’est le soutien que j’ai reçu. Et c’est grâce à cela uniquement, qu’aujourd’hui je peux en parler. En tremblant certes, mais en parler.

Ce n’est pas de votre faute…

Non, ce n’est pas “du sexe, quand même”. C’est une humiliation, c’est une blessure émotionnelle et physique injustifiable et impardonnable. C’est une déchirure qui, à mon sens, est impossible à panser. Et des milliers de femmes sont déchirées chaque jour, et sont abandonnées avec le doigt accusateur de la société pointé entre leurs jambes. Mon histoire, encore une fois, n’est qu’un récit parmi des millions d’autres mais il m’a semblé être de mon devoir de la partager. J’ai moi-même porté plainte dans l’heure où l’agression a eu lieu, mais porter plainte contre deux inconnus dont le cerveau persiste à vouloir refouler les traits, ce n’est pas chose facile. Porter plainte contre un individu que l’on peut nommer, que l’on peut montrer, que l’on peut décrire à la police et porter en jugement, c’est une autre histoire. Et ça peut changer des vies. Peut-être pas les vôtres, mais cela peut prévenir un autre viol, voire plusieurs autres. Cela peut changer la vie de femmes qui, comme vous, pourraient se retrouver sous les griffes des mêmes brutes impunies.

Mesdames, je le sais, l’expérience est terrifiante, et les interprétations de l’article 475 du Code pénal restent des spectres braqués sur vos témoignages, mais à chaque fois qu’il est possible, parlez-en, si vous êtes en sécurité, si c’est la honte qui vous assaillit ou le courage qui vous manque, faites-le, parlez-en, portez plainte, défendez-vous.

Ce n’est pas de votre faute. Vous n’êtes pas une exception, vous n’êtes pas seule au monde.

 

(L’intégralité du texte a été publié le 20 mars sur http://houdalamqaddam.wordpress.com)