Gare à ce que le pouvoir, conforté par le soutien populaire sur le Sahara, ne laisse le patriotisme dégénérer en xénophobie…
Un million selon un ministre, 2 et demi à 3 millions selon la MAP… à défaut de “neutralité politique” de la police, seule à même d’établir des bilans objectifs, on ne saura jamais combien de Marocains ont défilé à Casablanca, le 28 novembre 2010. Les images, en tout cas, sont impressionnantes (voir p. 27). Même sans comptage fiable, on ne pouvait que souligner le gigantisme de cette marche. Une marche pour “condamner le Parti Populaire espagnol, instigateur d’une résolution du parlement européen hostile à l’intégrité territoriale du royaume”, comme l’ont affirmé en boucle les médias officiels ? Bien sûr que non. Trop compliqué, tout ça… Loin de ces méandres politiciens abscons, le peuple n’a marché en masse que pour dire une seule chose : “Le Sahara est marocain”. C’est largement assez, et la communauté internationale a reçu le message. Tant mieux et bravo !
Ce noble élan populaire, cela dit, recouvre quelque chose de plus profond. Sur l’événement qui l’a déclenché – la tuerie du lundi 8 novembre à Laâyoune – le sentiment populaire réel est plus inquiétant. La vidéo de ce jour funeste, montrant des nervis indépendantistes assassinant 11 membres des forces de l’ordre et urinant sur leurs cadavres, a réveillé un puissant instinct patriotique chez les Marocains. Un sentiment qui dérape facilement en haine globale et irraisonnée des “ennemis”, catégorie fourre-tout dans laquelle l’homme de la rue jette, sans nuance, beaucoup de gens : les assassins du “lundi noir”, mais aussi “les Algériens” (comme d’habitude), “les Espagnols” (tous confondus) et, plus grave encore… tout Sahraoui qui ne crie pas “vive le roi !” à pleins poumons. Dans les domiciles, sur les terrasses de café, dans les rues… partout au Maroc, depuis que cette terrible vidéo s’est répandue, c’est le même refrain : “Les Sahraouis sont des ingrats. Après tous les sacrifices que nous avons endurés pour eux, humains pendant la guerre, financiers ensuite, payés sur nos impôts… Voilà qu’ils égorgent nos soldats et crachent sur notre drapeau ! Ça suffit, maintenant ! Ils méritent qu’on leur…”. La violence de la suite est variable, mais l’idée générale est la même : “la rue” réclame vengeance.
Selon diverses informations recueillies sur le terrain, à Laâyoune mais aussi dans d’autres localités sahariennes, la tension entre Sahraouis et Dakhilis (Marocains originaires des autres provinces du royaume) est à son comble. Les deux communautés, qui avaient appris à coexister en bonne intelligence, se regardent désormais en chiens de faïence. Les échauffourées sont fréquentes, et on parle même de “raids punitifs” menés par des Dakhilis dans des domiciles de Sahraouis, suspectés à tort ou à raison de sympathie envers les séparatistes. Plus inquiétant encore, on rapporte que les forces de l’ordre ne mettent pas l’énergie nécessaire à contenir ces troubles – voire, dans certains cas, ferment les yeux sur ce qu’il faut bien appeler des règlements de comptes inter-ethniques. Même si la “complaisance policière” à l’égard des Dakhilis se confirme (ce qui n’est pas encore le cas, formellement), elle relèverait d’initiatives individuelles, non de consignes hiérarchiques. Après tout, les membres des forces de l’ordre sont aussi des citoyens marocains, traversés par la même colère que les autres – voire plus encore, sachant qu’ils ont perdu 11 des leurs. L’union patriotique est nécessaire en cas de danger national. Mais gare à ses dérives…
Selon la belle formule du journaliste américain Ambrose Bierce, “le patriotisme est un matériau combustible susceptible de servir de torche à quiconque ambitionne d’illuminer son nom”. Saisis par une “sainte colère”, chauffés à blanc jusqu’à l’incandescence, beaucoup de Marocains, aujourd’hui, sont prêts à allumer la torche du patriotisme – et ce n’est pas forcément une métaphore. L’Etat doit impérativement prendre conscience de ce danger, et le circonscrire tant qu’il est temps. Aujourd’hui plus que jamais, la revendication marocaine du Sahara doit être indissociable de la justice et du respect du droit. Y compris celui des Sahraouis à exprimer (pacifiquement) une opinion dissidente. Et quitte à ce que le reste du peuple marocain y voie de la faiblesse. La raison d’Etat – la vraie, la suprême – est à ce prix.