La parenthèse révolutionnaire

Par Karim Boukhari

La tiédeur dans laquelle on s’est installé depuis la (formidable) marche du 20 mars est un leurre. Elle ne signifie pas que tout est rentré dans l’ordre et que chacun peut vaquer, après la “parenthèse révolutionnaire”, à ses petites occupations. Oh que non. Le Maroc bouillonne, même si c’est plutôt de l’intérieur, sous la surface. La parenthèse ouverte depuis le 20 février n’est pas refermée, elle a simplement pris la forme d’une partie d’échecs et ce n’est pas plus mal. Chacun dispose ses pions et essaie de les avancer selon les possibilités qui lui sont offertes, en fonction des moyens et des cartes en sa possession. Et, à ce petit jeu-là, il est clair que le roi a pris une certaine longueur d’avance. Il a marqué des points. Mais, étant donné que c’est lui et lui seul qui détient (par la Constitution et par les codes qui définissent l’acte politique au Maroc) tous les pouvoirs et toutes les clés, on n’en attendait pas moins de sa part.
La partie qui se déroule sous nos yeux est totalement déséquilibrée. Faut-il s’en étonner ? Non, du moment que sous le capot de la voiture, tout le monde n’a pas le même “tigre”, pas le même moteur, pas les mêmes garanties. C’est comme ça et ce n’est pas surprenant. On ne se contentera pourtant pas d’apposer un simple “Bof” désabusé et défaitiste pour clore l’affaire. Surtout pas…
Voyons cela de plus près. Dans la rue, et même dans les salons, on nous répète la même idée : “C’est Lui, ça ne peut être que Lui, Il a repris les choses en main”. Bon, bon, on va essayer d’illustrer cette espèce de ritournelle de la manière la plus simple, la plus pop, peut-être aussi la plus vulgaire : le foot. Vous allez voir combien c’est instructif. Le derby Wydad – Raja, qui représente aujourd’hui le plus gros risque sécuritaire pour le royaume après les affaires liées au terrorisme, a été joué un dimanche. Il y a encore quelques semaines, on l’aurait repoussé aux calendes grecques ou programmé un jour de semaine, de préférence un lundi ou un mercredi, journées réputées “tranquilles”. Jouer dimanche, c’est s’exposer au risque d’embraser tout Casablanca. Et c’est d’autant plus problématique que le dimanche est devenu, depuis l’ouverture de la parenthèse révolutionnaire, le jour de manif’ par excellence.
Joué dimanche avec, nous dit-on, “Sa bénédiction personnelle”, le derby a fait pratiquement office de “marche royaliste” lancée par une armée de 50 000 personnes. Un portrait géant de Mohammed VI a drapé une partie des tribunes et, avant le match, de nombreuses processions ont sillonné les pistes qui bordent l’aire de jeu en brandissant sa photo. Mieux que cela, les ultras des deux clubs casablancais, qui ont l’habitude de hurler des hymnes de guerre ou de crier, excusez-moi d’écorcher vos oreilles, “Wa l’arbitre Azzamel”, eh bien ces gens-là nous ont chanté un hymne nouveau, l’une de ces phrases que n’aurait pas reniées le grand Mustapha Alaoui au plus fort de l’ère hassanienne : “Malikouna wahid Mohamed Assadiss, Wal baqi maline chekkara koulhoum chefarra ou 3alina h’ggara”. Traduction : “Notre roi est unique, il s’appelle Mohammed VI, les autres c’est des voleurs et ils nous traitent en sous-hommes”.
Plus qu’au retour du culte de la personnalité, c’est bien à une riposte royale que l’on a assisté ce dimanche-là. M 6, comme on l’appelle dans les milieux populaires, ou l’Maâlem (le maestro), Moul’Koura (celui qui a la balle), a avancé un pion sur l’échiquier, un pion de plus, mais cette fois via les enfants de la Médina et de Derb Soltane qui ont colonisé par dizaines de milliers les travées du stade Mohammed V.
On comprend mieux pourquoi les autorités marocaines ont annulé, ce même dimanche, la marche des jeunes royalistes. Les serviteurs du trône avaient leur plan et il avait pour théâtre l’immense complexe Mohammed V de Casablanca. Et le plan a marché, voilà.
Nous reviendrons la semaine prochaine, si vous le voulez bien, sur d’autres aspects de cette parenthèse révolutionnaire qui est loin d’être refermée…