La bombe Sahara

Par Karim Boukhari

Quand un match de foot dégénère en bagarre générale, il a droit à un entrefilet glissé dans la page de garde des gazettes locales et tout le monde est content à la fin de la journée. Mais quand le match se déroule au Sahara, on est déjà au bord de l’insurrection et c’est tout le pays qui est soudainement plongé en état d’alerte générale. C’est ce qui vient de se passer à Dakhla (lire les détails, p.18). Une bagarre de supporters, cela fait sept morts et un quasi-couvre-feu décrété sur 48 heures. Le ministre de l’Intérieur a chamboulé son agenda pour se dépêcher d’être sur place et l’ensemble des villes sahraouies est désormais surveillé comme le lait sur le feu. D’un simple fait-divers, nous voilà devant une catastrophe nationale. Cet état de “guerre” ne vous étonne pas parce que vous vous dites, probablement : “Normal, c’est le Sahara !”. Eh bien non, justement : cette normalisation de l’exceptionnel, cette acceptation de l’inacceptable, en bref cette exception Sahara a déjà franchi le seuil du tolérable et tout cela n’est absolument pas normal.
En février, déjà, la “paisible” Dakhla s’était soulevée pour interrompre violemment un festival de musique. Les événements du week-end dernier sont donc une récidive et la tendance, aujourd’hui, est de croire que tout rassemblement populaire à Dakhla est une bombe à retardement qui peut exploser à tout moment. On peut, de même, considérer que ce qui vient de se passer à Dakhla peut parfaitement se reproduire à Laâyoune, Smara ou dans n’importe quelle localité du Sahara. Avec, à chaque fois, le même déroulé : prétextes mineurs, dégâts majeurs. Et crise nationale !
Le problème du Sahara perturbe non seulement les sécuritaires mais l’ensemble des Marocains. Il obéit à une logique à part, locale et autonome, et il est totalement déconnecté des nouveautés liées au Printemps arabe. Laâyoune, déjà, s’était soulevée en octobre 2010 ; depuis, la ville a étrangement retrouvé son calme alors que la rue marocaine bout de l’intérieur. La même déconnection a frappé Dakhla, qui se rebelle pour des raisons qui lui sont propres, loin, loin de l’esprit qui a guidé les mouvements sociaux tout au long de cette année 2011.
Le risque que la bombe Sahara explose pour de bon existe, il est inutile de le nier. A la limite, ce risque peut faire le bonheur des faucons du régime, qui se serviront de la bombe Sahara comme prétexte pour obtenir la paix sociale sur le reste du Maroc sans concéder la moindre contrepartie. “Vous voyez bien que l’on a suffisamment de problèmes au Sahara, alors arrêtez de nous embêter avec vos manifestations et vos demandes de démocratie et de liberté !”. Cette tentation est réelle et elle peut être brandie comme une arme pour contrer le vent des réformes. Cela peut arriver dès demain si, à Dieu ne plaise, les villes sahraouies se révoltent et se retrouvent quadrillées comme des champs de mines.
Le plus urgent à faire, aujourd’hui, est peut-être aussi le plus simple : lever sans tarder l’exception Sahara. Cela veut dire en finir pour de bon avec la politique du duo Hassan II – Basri, deux hommes qui ne sont plus de notre monde. On peut résumer cette politique catastrophique en deux points essentiels : elle a renforcé les potentats locaux et fait du Sahara un tabou. On voit bien où tout cela nous a menés…
Pour ceux qui feignent de l’oublier, le désamour entre le Sahara et le reste du Maroc est le fruit d’une double injustice : le Sahara a pompé les richesses du pays, appauvrissant le reste du Maroc, et ces richesses ont ensuite été inéquitablement réparties entre Sahraouis anciens ou nouveaux. Cela a terni l’image du Sahraoui et créé des tensions sans fin sur place. Il faut commencer à en parler, à le dire clairement. Le Sahara n’est pas tabou et il n’est pas un domaine de souveraineté royale. Tant que l’on n’a pas compris cela, le Sahara restera cette bombe qui peut faire mal, très mal, à tout le pays.