Ils l’ont fait !

Par Karim Boukhari

Alors tout redevient possible, tout est de nouveau ouvert et c’est proprement extraordinaire. Beaucoup d’entre nous pensaient que le temps des révolutions était révolu. Qu’une révolution n’était pas possible sans encadrement idéologique, sans icône politique, sans feu vert et sans appui venant de l’étranger, sans organisation, sans préméditation, sans aucun réseautage ni aucun mouvement structurant. Beaucoup pensaient que la rue, la foule, la masse, le peuple arabe, ne sont qu’un jouet, de la pâte à modeler, une quantité négligeable et inconséquente, quelque chose que la puissance d’un homme, un seul, peut manipuler, dont il peut se jouer, qu’il peut contrôler, dominer, asservir, écraser ou mettre dans sa poche et ignorer, oublier. Beaucoup d’entre nous pensaient, surtout, qu’un pays du Tiers-Monde, arabo-musulman, incapable d’accéder à la démocratie, frileux et paranoïaque, vendu comme un élève studieux mais lobotomisé, anesthésié, endormi, maté, ne pouvait changer de régime qu’à la faveur d’un coup de sang militaire, d’un complot politique, d’une machination fomentée par une puissance occidentale ou de la liquidation physique du zaïm, du raïss, du patron. Une révolution, pensait-on, c’est naïf, c’est irréel, ce n’est pas sérieux, ce n’est plus de notre temps, ça ne peut pas être pour nous, c’est du délire, c’est du n’importe quoi, c’est bon pour la littérature ou le cinéma. Une révolution, c’est con.
C’est incroyable, c’est fou. Les Tunisiens nous ont apporté un cinglant démenti. Ils nous ont mis une claque monumentale. Ils ont rallumé une flamme, un feu que l’on croyait éteint. Ils ont su parler à chacun de nous et ils ont remué quelque chose de profond en nous, ils ont sollicité une fibre ancienne, une blessure, un truc fou, qui sommeillait, que l’on croyait avoir tué et enterré. Ce quelque chose s’appelle l’espoir. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit. Le vendredi 14 janvier, tout au long de cette journée incroyable, nos cœurs battaient très fort et nos yeux brillaient devant les images qui défilaient en boucle sur toutes les chaînes de télévision. Nous étions une boule de nerfs, nous vibrions, nous exultions, nous étions pris au piège d’une véritable pagaille émotionnelle, nous ne savions plus quoi dire ni quoi penser, nous étions suspendus, angoissés, stressés, totalement incrédules par ce qui était en train de se passer.
Toute cette montée d’adrénaline prouve, si besoin était, que nous sommes forcément porteurs de quelque chose. Nous réalisons que, derrière ce fol espoir pour la Tunisie, nous avons tous des motifs d’inquiétude pour le Maroc, notre Maroc. Ce sentiment longtemps enfoui sous des couches de cynisme et de fatalisme réapparaît de nouveau. Il remonte à la surface. Il ne ressemble plus à un luxe, une fantaisie, un caprice de riche. C’est un besoin impérieux. C’est un besoin marocain.
Nous aspirons tous au “changement”. Oui, mais quel(s) changement(s) ? Et dans quel ordre de priorité ?
La Hogra, mère de toutes les révolutions. En ce moment même, et en réaction aux événements de Tunisie, un projet de pétition – lettre ouverte circule sur le Net, initié par un cercle de démocrates marocains. L’idée-clé du texte en gestation : “Le roi, chef de l’Etat, doit régner sans gouverner”. Les démocrates marocains sont dans leur rôle quand ils s’engouffrent dans la brèche ouverte en Tunisie. Ils réclament sans plus tarder le partage et la délégation des pouvoirs du roi parce qu’ils y voient un gage pour l’avenir du Maroc, le seul moyen d’accéder à plus de liberté, d’équité…et de sécurité. Comment ne pas les comprendre ? Comment ne pas tenir compte de leur point de vue dans le débat actuel sur l’avenir du Maroc, voire de tout le monde arabe ?
Mais ce n’est pas le seul point de vue possible. Il en existe d’autres, plus nuancés, plus prudents, peut-être aussi plus sages, dont il faudra tout aussi bien tenir compte. Ce n’est pas à chaud, sous pression, que l’on réfléchit le mieux. Comme la nuit, le retour au calme porte conseil. Réfléchissons. Ne nous emballons pas. Guettons le sort de la Tunisie, qui peut encore basculer du tout (le triomphe de la démocratie) au tout (une plongée dans le chaos, l’arrivée des islamistes, le retour des caciques de l’ancien régime). Réfléchissons encore. Nous n’avons pas fini de tout analyser. Nous n’avons pas tout compris. Continuons d’explorer d’autres leçons de la Révolution du jasmin, cherchons du sens là où il est possible de le trouver, c’est-à-dire partout. Examinons tout et n’oublions pas de nous arrêter, par exemple, sur une leçon plus subtile, plus fondamentale : il est temps, pour commencer, d’en finir avec la Hogra, ce mal qui ronge le corps de tout le monde arabe. Après tout, si le vendeur ambulant de Sidi Bouzid n’avait pas été victime de la Hogra d’un simple policier, il ne se serait jamais immolé et il n’y aurait jamais eu de révolution. Oui, peut-être…