Gueule de bois

Par Karim Boukhari

La mort dans l’âme, je dis : l’attentat de Marrakech est la pire des choses qui pouvait nous arriver. Fermez les yeux et essayez d’imaginer le meilleur moyen de casser cette décharge d’énergie positive et ce formidable élan qui ont empoigné la société marocaine depuis le 20 février 2011 : voyons, un soulèvement au Sahara ? Une révolution islamiste ? Un soudain coup de sang militaire ? Oui, oui. Mais il y a encore pire, et ce pire nous a pris à la gorge jeudi, en fin de matinée : un attentat terroriste qui ressemble à une gifle, une claque monumentale qui nous ramène sur terre et nous laisse littéralement pantois. Une très mauvaise gueule de bois. A l’instant où j’ai appris la nouvelle, et après avoir vérifié le bien-fondé de l’information, je me suis dit, et je me permets de vous le dire comme dans un échange de fin de soirée, entre intimes qui n’ont plus rien à se cacher les uns aux autres : “Et merde !”. Oui. Nous voilà groggy, sonnés, perdus, obligés de nous retourner dans tous les sens et de nous poser des questions dont on aurait préféré nous passer. Surtout en ce moment…
Nous voilà nus. Nous voilà faibles. Encore et encore. Nous voilà de nouveau désemparés et tenus de parer au plus pressé. Comme si on n’avait pas pris assez de coups par le passé, comme si nous étions vierges de tout… L’attentat de Marrakech est une vilaine chose qui fait mal au cœur et à la tête. Ça brouille les cartes et les pistes et ça risque de nous faire revenir des années en arrière. Dans un Maroc en mouvement, dans lequel le camp des démocrates avait pour une fois le vent en poupe, l’attentat ressemble à un terrible rappel à l’ordre. Ça coupe un élan et ça brise un rêve. J’ignore, au moment où ces lignes sont écrites, tous les tenants et aboutissants de l’affaire, mais la première question qui me vient à l’esprit est : pourquoi ? En réinstallant un climat de peur qui favorise le retour au premier plan du tout sécuritaire, les stratèges qui ont décidé de frapper Marrakech et Jamaâ El Fna, la place la plus célèbre de ce pays, portent à coup sûr un coup très dur au printemps marocain. Ils nous disent, à leur manière : “Vous voulez arracher des droits et obtenir des libertés ? Vous voulez aller de l’avant ? Ça ne sera pas simple et on va vous le rappeler”.
Plutôt que de céder à l’affolement et au retour de la paranoïa qui nous avaient valu la catastrophique loi antiterroriste en 2002-2003, plutôt que d’oublier les ouvertures que le royaume est appelé à faire sous le prétexte qu’il est en danger, je préfère penser que ce qui vient de se passer à Marrakech peut paradoxalement beaucoup nous aider. Je crois simplement que nous avons la possibilité de franchir un cap. Le Maroc est en danger ? Soit. Mais, contrairement à 2003, il y a moyen de riposter sans ressembler à un pays arriéré. La menace terroriste ne peut pas et ne peut plus servir d’alibi pour renvoyer les réformes aux calendes grecques. Le danger sécuritaire ne doit plus justifier le recours à la torture parce que rien ne justifie la torture. Quand ils seront arrêtés, les commanditaires de l’attentat de Marrakech doivent être jugés et traités en êtres humains, avec des procès dignes et équitables. Ils ont supprimé des vies humaines et mis en branle tout un pays, mais ils restent des êtres humains et ils doivent être traités en tant que tels. En 2003, nous avions oublié de le dire. En 2011, nous ne l’oublierons pas.
Ceux qui ont frappé Marrakech vont mettre à l’épreuve la police, la justice et tout l’Etat marocain. Ils leur offrent involontairement l’occasion de prouver qu’ils ont grandi, qu’ils ne sont plus les mêmes, qu’ils sont devenus meilleurs, c’est-à-dire normaux, des gens qui appartiennent au 21ème siècle et qui font enfin partie du panier des “bons”. Si la police et la justice ratent cette occasion, c’est qu’elles sont nulles, définitivement. Et si elles sont nulles, c’est qu’elles sont appelées à disparaître, et elles disparaîtront d’une manière ou d’une autre.
Ceux qui ont frappé Marrakech vont aussi mettre à l’épreuve la jeunesse marocaine, le camp des démocrates et des défenseurs des libertés. Ce lot, dont nous faisons partie, a l’opportunité de prouver qu’il a grandi et qu’il a appris à raison garder. Oui, la rage au ventre, nous allons militer pour que justice soit faite, mais dans le strict respect des droits des individus. Nous refusons le recours à la torture. Et nous maintenons nos revendications de changements et de réformes. Oui, complètement.