Nous le savons tous : au Maroc, la situation socio-économique est dépendante des caprices du ciel. Qui peuvent même perturber les traditions les plus séculaires. Par trois fois, Hassan II a suspendu l’Aïd El Kébir. Que ce soit en 1963, 1981 ou 1996, notre pays a fait le choix de mettre en veille la tradition pour protéger des ressources vitales ou sauver une économie à l’agonie. C’est dans le même objectif que Mohammed VI a conseillé aux Marocains de s’abstenir de sacrifier le mouton cette année. Autant de décisions, prises par deux rois, qui soulignent une réalité que nous devons désormais regarder en face : l’Aïd El Kébir est devenu un luxe que le Maroc ne peut pas toujours se permettre.
À chaque fois que le Maroc a annulé l’Aïd El Kébir, c’était en réponse à une crise économique et sociale majeure. En 1963, la Guerre des sables, la sécheresse et une crise financière contraignent le souverain à suspendre l’Aïd pour préserver un cheptel fragilisé et éviter un effondrement économique. En 1981, une sécheresse persistante et les émeutes du pain poussent Hassan II à annuler l’Aïd pour prévenir une crise alimentaire. En 1996, face à une dette colossale et une sécheresse tout aussi ravageuse, c’est bis repetita.
En 2025, une nouvelle menace s’ajoute à ces défis historiques : la crise de l’eau est désormais structurelle. Le Maroc fait face à un stress hydrique sans précédent, qui met en péril l’agriculture, l’élevage et l’approvisionnement en eau potable. La baisse des nappes phréatiques, la raréfaction des précipitations et l’accélération du changement climatique, combinées à la hausse de la consommation d’eau, imposent une gestion rigoureuse de l’or bleu.
Pour tenter de colmater la brèche, l’État investit massivement dans le dessalement de l’eau de mer et la réutilisation des eaux usées. Ces solutions sont coûteuses et mobilisent des ressources budgétaires importantes. Dans ce contexte, le maintien de pratiques énergivores et gourmandes en eau, comme l’élevage intensif, apparaît de plus en plus problématique.
“La symbolique de l’Aïd ne doit pas occulter les graves conséquences économiques et sociales de son maintien dans un contexte de crise“
L’Aïd El Kébir est une tradition aussi importante sur le plan religieux que social. Mais sa symbolique ne doit pas occulter les graves conséquences économiques et sociales de son maintien dans un contexte de crise. Le coût astronomique de l’Aïd pèse lourd sur les ménages. Dans un pays où le salaire minimum stagne autour de 3000 dirhams et où l’inflation rogne chaque mois un peu plus le pouvoir d’achat, nombre de Marocains plongent dans une dangereuse spirale de l’endettement afin de pouvoir accomplir le sacrifice rituel.
À cela s’ajoute la pression exercée sur le cheptel national. En 1981 et 1996, la suspension de l’Aïd avait été décidée pour éviter un effondrement irréversible du cheptel. Aujourd’hui encore, les épisodes récurrents de sécheresse compromettent gravement les élevages. Face à cette pression, on multiplie les importations massives de moutons à coups de devises que le pays peine pourtant à récolter.
Au vu de la crise économique traversée actuellement par le royaume ainsi que la nouvelle constante du changement climatique, il faudra certainement recourir davantage à cette mesure. Avec lucidité. L’Aïd El Kébir, tel qu’il est aujourd’hui pratiqué, revient trop cher au pays. C’est un luxe qui fragilise notre économie et assèche nos ressources. Savoir y renoncer est un geste salutaire.