Ça y est. Tu as pris le rythme. Le rythme du ramadan. Tu ne le comprends toujours pas vraiment, ce rythme, mais ça y est, tu l’as pris. Tu te couches hyper tard. Tu te lèves beaucoup trop tôt. Même s’il est objectivement tard quand tu sors de ton lit, tu trouves que c’est bien trop tôt. Bien trop tôt pour ton cerveau embrumé par les excès de bouffe de la veille et tes appréhensions sur le manque de nicotine et de café du jour.
Tu te lèves trop tôt mais tu ne bosses pas assez. Pas assez par rapport au mois dernier. Pas assez par rapport au mois prochain non plus. Mais sûrement pas par rapport à tes collègues. Être partisan du moindre effort, c’est totalement dans l’air du temps dans l’open space dans lequel tu bosses et même bien au-delà de ton bureau.
Zee, par exemple, s’est carrément mise à mi-temps. Sans demander l’avis de personne. Ni de son boss, ni de sa collègue qu’elle laisse en plan. Elle estime que c’est son droit. Tu ne vas pas chercher à comprendre ni à lui demander des explications. Ce n’est pas du tout la saison des explications. Encore moins chez Zee. Tout l’énerve. Tout l’irrite en ce moment. Elle te fait presque penser à ta mère qui passe ses journées à se plaindre de ses maux de tête.
D’ailleurs là, dans ta bagnole, tu commences à appréhender le ftour en famille. Tu n’es pas sûre d’avoir les qualités requises pour supporter quatre femmes comme ta mère. Mais tu ne peux plus te défiler. Tu es en train d’arriver. Tu te gares. Tu descends de ta bagnole. Tu prends une grosse inspiration. Yallah, il faut y aller : ce soir, tu ftoures chez ta tante.
Ça fait déjà dix jours que tu l’esquives, ce ftour en famille. Tu as épuisé tous les prétextes. Avant-hier, la migraine. Il y a trois jours, des reflux. Le week-end dernier, tu as dit que tu étais crevée et que tu faisais deux jours gluten free, pour éviter les reflux de la veille. Avant, tu avais même prétexté une cure de jus verts au collagène. Non, clairement, tu n’as plus aucune excuse. Alors tu rentres, tout le monde est déjà là.
Vous vous embrassez. Ça va ? Pas trop dur ? Si, crevée. C’est fou comme tu es entourée de femmes qui bossent au max trois heures et demie par jour et qui sont constamment crevées. Vous vous installez autour de la table. Magnifique, évidemment.
“La première semaine du ramadan ton oncle va à la mosquée tous les soirs. La deuxième, un soir sur deux, voire sur trois. Et à partir de la troisième, il n’y va plus du tout…”
Ton oncle arrive, chapelet à la main. Ton oncle passe la première semaine du ramadan à aller à la mosquée tous les soirs. La deuxième, à y aller un soir sur deux, voire sur trois. Et à partir de la troisième, il n’y va plus du tout, mais il a constamment son chapelet autour du poignet. D’ailleurs les deux, trois semaines qui suivent la fin du ramadan, il continue de l’avoir à la main, son chapelet. Un peu comme s’il voulait prolonger encore un peu sa bigoterie passagère…
Tu ne vas surtout pas le questionner sur sa pratique. Ça ne te regarde pas et de toute façon, ici, le fait religieux ne se questionne pas. La religion s’applique à la lettre et ça c’est valable même si on ne l’a pas vraiment lu le Livre.
“Une tartine de fromage à 0% c’est plus léger, mais si on y ajoute un bol de harira, un batbout au khlii et une quiche saumon épinards…”
Bref, trêve de fausses réflexions, il est temps de manger. La table est magnifique, extrêmement bien garnie. C’est une évidence. Trois soupes, cinq jus différents et du lait d’amande, parce que c’est tellement plus digeste. Des tartines de fromage à 0%, parce que c’est plus léger. Tu veux bien admettre qu’une tartine de fromage à 0% c’est plus léger dans l’absolu mais si on y ajoute un bol de harira, un batbout au khlii et une quiche saumon épinards, tu es nettement moins convaincue de la légèreté du truc.
Enfin, là non plus, tu ne vas pas questionner la conception de la digestion dans ta famille. Tu vas te contenter de manger. De beaucoup trop manger parce que c’est beaucoup trop bon. Et tu ne vas même pas chercher à comprendre comment on est passé du concept de mois sacré, de recueillement et de piété à celui de fête et d’opulence. Tu es bien trop occupée à manger.