Prostitution et histoire coloniale : Bousbir, l’exposition que vous ne verrez pas

Prévue de longue date, une exposition retraçant l’histoire du quartier Bousbir, ancien bastion casablancais de la prostitution, a été brusquement annulée la veille de son inauguration. De quoi jeter le voile sur un pan de l’histoire coloniale et empêcher le devoir de mémoire.

Par

Photographie de Marcelin Flandrin, photographe de l'armée française, dans les années 1930.

Ce n’est un secret pour personne, mais on préfère parfois l’oublier. Les murs de Bousbir, eux, s’en souviennent : ce quartier de Casablanca abritait un haut lieu de prostitution de 1923 à 1955. Une exposition se proposait de dérouler cette histoire. Prévue du 11 novembre 2021 au 28 janvier 2022 à la Villa des Arts de Casablanca, “Bousbir, images et récits de l’ancien quartier réservé de Casablanca (1923-2021)” a mystérieusement été déprogrammée la veille de son vernissage.

L’exposition a été mystérieusement déprogrammée la veille du vernissage.

Le motif? “Des cas de Covid-19 à la Villa des Arts” pour les uns, “un cas de force majeure”, sans plus de détails, pour les autres. D’après les témoignages de plusieurs personnes liées à l’organisation de cette exposition, les raisons de la suspension sont floues. Aucun communiqué n’a été diffusé, et les articles en ligne qui annonçaient l’événement ont disparu des sites d’information.

La Villa des Arts et la Fondation Al Mada n’ont pas répondu à nos sollicitations à ce sujet, mais TelQuel a pu avoir accès aux photographies et documents de cette exposition qui retrace la vie du quartier de sa création à aujourd’hui, ainsi qu’à des éléments de scénographie qui reflètent des questions cruciales : comment évoquer ce sujet sensible qui lie prostitution et colonisation? Comment choisir ce que l’on doit montrer, et déterminer ce qui n’est pas montrable? Visite privée d’une exposition qui n’a pas eu lieu.

Villa close

Quartier réservé, Bousbir, Casablanca, éditions Georg (2020).

À l’initiative du projet, les géographes Jean-François Staszak et Raphaël Pieroni, qui ont dirigé un ouvrage collectif paru en 2020 : Quartier réservé, Bousbir, Casablanca, aux éditions Georg. Sur plus de 200 pages, ce livre qui mêle histoire, architecture et histoire de l’art devait se prolonger par l’exposition à Casablanca, puis à l’Université de Genève.

Au Maroc, c’est en partenariat avec la Fondation Al Mada, les ambassades de Suisse et de France, l’association Casamémoire et l’agence Rachid Andaloussi que se préparait l’événement. En plus de photographies du Bousbir d’aujourd’hui signées Melita Vangelatou, l’expo s’appuyait notamment, entre autres archives, sur les clichés pris par Denise Bellon en 1936. Et ce afin de documenter la vie quotidienne dans ce quartier construit par l’administration française pour y confiner la prostitution de 1923 à 1955, jusqu’à ce que les femmes en soient expulsées pour y loger des militaires des forces auxiliaires. C’est que Bousbir, au départ destiné aux troupes coloniales, était vite devenu une attraction touristique majeure, au grand dam du protectorat.

“Les femmes de Bousbir étaient réduites au travail forcé et à l’enfermement. Notre tristesse est liée au fait que cet enfermement et ce silence se perpétuent encore aujourd’hui, cette fois dans la Villa des Arts”

Jean-François Staszak, commissaire d’exposition

On a un devoir de mémoire par rapport aux atrocités qui ont eu lieu dans ces quartiers réservés. C’est important pour l’histoire du Maroc, mais aussi pour l’histoire de France. Je pense qu’on arrive à un moment où l’on peut raconter cela”, regrette Jean-François Staszak. Déjà reportée à deux reprises à cause de la situation sanitaire, l’exposition s’apprêtait à accueillir ses premiers visiteurs et les équipes peaufinaient les derniers détails de l’accrochage, quand, le 10 novembre, le couperet tombe : l’établissement est fermé “jusqu’à nouvel ordre”.

L’incompréhension des organisateurs est totale, d’autant que le projet avait été validé deux ans auparavant par la direction de la Fondation Al Mada (ex-fondation ONA). “Un dossier très complet avait été fourni, se souvient Jean-François Staszak. Pourquoi l’accepter au départ et le rejeter aujourd’hui? Nous regrettons cette annulation expéditive, sans autre explication qu’une ‘raison de force majeure’.”

Une carte postale de Marcelin Flandrin, photographe de l’armée française dans les années 1930.

 

Photographie de Denise Bellon (1936).

Pour autant, le commissaire d’exposition insiste sur le fait que ce n’est pas à lui de décider de l’histoire à montrer : “Si la fondation avait refusé l’exposition dès le départ, je l’aurais parfaitement compris.” Le regret est ailleurs : “Les femmes de Bousbir étaient réduites au travail forcé et à l’enfermement. Notre tristesse est liée au fait que cet enfermement et ce silence se perpétuent encore aujourd’hui, cette fois dans la Villa des Arts”, déplore le géographe.

Photographie de Denise Bellon (1936).

La création de ce quartier “réservé” répondait en effet à la volonté de “nettoyer” Casablanca, vitrine de l’Empire, de la prostitution de rue, et de contrôler la propagation des maladies vénériennes.

Raconter l’indicible

Jean-François Staszak, qui avait déjà été échaudé par la polémique liée au livre Sexe, race et colonies, la domination des corps du XVe siècle à nos jours, paru en 2018, connaît bien la problématique de la puissance des images. Cet ouvrage coordonné par l’historien français Pascal Blanchard jetait une lumière crue sur la domination sexuelle dans les colonies, non sans susciter le malaise et soulever une question cruciale : que peut-on montrer et comment?

Photographie de Denise Bellon (1936).

Dans ce genre de sujet, on est constamment sur le fil entre la double contrainte de respect des sensibilités et de devoir de mémoire”, explique le commissaire d’exposition qui a signé un des textes de cet ouvrage collectif. Pour lui, la polémique autour de l’ouvrage était utile, car elle a fait comprendre qu’il ne fallait pas lésiner sur la contextualisation des images. “Il faut aussi que les gens consentent aux images qu’on leur montre. Ça a été l’écueil de Sexe, race et colonies, que nous n’avons pas voulu reproduire.”

“Dans ce genre de sujet, on est constamment sur le fil entre la double contrainte de respect des sensibilités et de devoir de mémoire”, explique Jean-François Staszak.

Et de préciser : “C’est un exercice d’équilibriste, car pour raconter l’histoire, il faut montrer des images qui sont violentes, mais aussi parce que ces images risquent de réactiver cette violence symbolique. Dans le cas de Bousbir, on se retrouve, qu’on le veuille ou non, dans une position de voyeur.

Une photographie de Denise Bellon floutée pour les besoins de l’exposition.

Les deux commissaires ont donc opéré une sélection mûrement réfléchie, et aucune image érotique ou pornographique ne faisait partie du corpus retenu. Une photographie de Denise Bellon a même été floutée. “J’imagine que cette solution ferait hurler les historiens de l’art, mais il n’y a pas de bonne solution. Il n’y a que des mauvaises solutions à de bonnes questions. Notre ligne était d’être attentifs au public, le but n’était pas de choquer, mais de raconter en adaptant le discours, et de ne surtout pas reproduire l’érotisation, l’exotisme, le voyeurisme.”

Les objets du délit

Le parti pris scénographique découle de ces réflexions. L’architecte Leyla Darrage, en collaboration avec l’agence Rachid Andaloussi, a ainsi pensé un parcours d’exposition semé d’avertissements et de précautions.

Carte postale de Marcelin Flandrin.

Elle nous raconte qu’au rez-de-chaussée, étaient présentées les photographies du Bousbir d’aujourd’hui, saturées de couleur et de vie, capturées par Melita Vangelatou, photographe et membre de l’association Casamémoire. Des clichés de la vie quotidienne d’un quartier qui est “comme un village” et où les habitants, pour la plupart descendants des mokhazni qui s’y sont installés en 1955, “n’ont rien à voir avec le passé du quartier, dont seuls les murs témoignent”.

Les photographies tendres et colorées de Melita Vangelatou racontent la vie du quartier aujourd’hui, loin de son passé colonial.

À l’étage, essentiellement des photographies de Denise Bellon, qui s’était rendue à Bousbir en 1936 et en avait ramené des captures en noir et blanc, tranchant radicalement avec l’œuvre de Melita Vangelatou. La vie du quartier réservé, ses femmes en situation de prostitution, ses clients et visiteurs curieux. La photographe a approché le sujet de manière sociale, loin des stéréotypes fantasmés de l’iconographie orientaliste. “Toutefois, il nous appartient aujourd’hui de questionner le caractère problématique de ses images, qu’elle prend lors d’un séjour très court de deux jours et qui semblent parfois volées à ses sujets”, mettait en garde un panneau prévu dans le parcours d’exposition.

Ses photographies devaient côtoyer d’autres regards sur le quartier : cartes postales, articles de presse d’époque, extraits de revues médicales, films… Et notamment un extrait des Archives de la planète datant de 1926, dans lequel Camille Sauvageot a filmé des scènes de vie quotidienne à Bousbir. Là encore, un cartel devait prévenir le visiteur : “Le film projeté ici comporte des images de jeunes filles de Bousbir montrant leur poitrine au cameraman. Ce film, outre qu’il peut choquer la pudeur, atteste d’une violence qui le rend aujourd’hui difficile à regarder. C’est aux personnes visitant l’exposition qu’il appartient de choisir, en connaissance de cause, si elles veulent ou non le visionner.”

Entre ces deux niveaux, l’un sur le présent de Bousbir, l’autre sur son passé trouble, un dernier avertissement : “Beaucoup des habitants de Casablanca connaissent l’histoire et la réputation du Bousbir d’hier. Certains n’auront pas envie d’en parler ni d’en voir des images. C’est leur droit, et ce sera leur choix de ne pas prendre l’escalier (…) D’autres voudront en savoir plus, parce que c’est l’histoire de leur ville, par devoir de mémoire. L’escalier leur permettra de remonter le temps, et de se confronter aux images du passé.” Encore faut-il le vouloir.

à lire aussi