Un scandale vite étouffé. C’est en ces termes que Malika*, ancienne étudiante de la faculté de lettres et de sciences humaines de l’Université Moulay Ismaïl de Meknès, décrivait à TelQuel en juillet 2021 une affaire de “dick pics” (photos de pénis, ndlr) impliquant un professeur de sociologie de l’établissement et une de ses camarades.
Malgré un signalement à l’administration en 2017 par l’étudiante victime de ces messages à caractère sexuel, rien n’aurait été fait pour écarter l’enseignant. “Certains professeurs avaient alors demandé à cette dernière de ne pas porter plainte, de calmer le jeu”, témoignait Malika, qui aurait elle aussi été victime de harcèlement. “Je ne pouvais pas en parler à l’administration parce qu’elle est toujours du côté du professeur et qu’il y a une solidarité entre les corps administratif et professoral”, expliquait la jeune fille.
C’est que l’administration était bien au fait des agissements du professeur. Dans des échanges de mails que TelQuel a pu consulter, il apparaît que l’ancien chef de département de sociologie de l’université ait été alerté. “Cher collègue, suite à la multiplication de graves accusations à votre égard, je vous convie à une réunion lundi 23 octobre 2017 à 10h00 au bureau du département”, peut-on lire dans un mail datant du 22 octobre 2017.
Pourtant, quatre ans plus tard, l’enseignant exerce encore et son ancien chef de département, est, depuis, décédé. Une source au sein de l’établissement confirme que le professeur n’a pas changé son mode opératoire, et que des élèves en sont encore victimes : “C’est dramatique, ces jeunes filles se sentent obligées de répondre aux avances de cet homme pour pouvoir poursuivre leurs études. Et rien n’est fait pour l’arrêter.”
“Habibti j’ai envie de toi”
D’après des témoignages concordants, venant à la fois d’élèves et du corps professoral de l’Université Moulay Ismaïl de Meknès, le professeur utilise le même procédé depuis qu’il est en poste. Tout commence par la sélection des élèves : “Il choisit ses cibles, toujours des filles, dès les premiers cours, ensuite il passe ‘à l’attaque’”, affirme un ancien membre de l’établissement.
Témoignage confirmé par Malika, victime d’avances répétées : “Il s’est mis à me contacter sur Facebook à la moindre occasion, avant de passer au harcèlement téléphonique, généralement après 22 heures. Il me proposait d’aller boire un verre, un café, ou de l’accompagner à des événements dans d’autres villes, en pension complète. Quand il me croisait dans l’université, il me prenait la main, insistant pour me voir et ‘m’aider dans mon parcours professionnel’.”
Ces messages envoyés à plusieurs étudiantes et dont TelQuel a pu avoir certaines captures d’écran, relèvent bel et bien du harcèlement sexuel
Ces messages envoyés à plusieurs étudiantes et dont TelQuel a pu avoir certaines captures d’écran, relèvent bel et bien du harcèlement sexuel : “Salam zine ça va ?” suivi d’une photo de son pénis avec le commentaire “Il t’embrasse”, “Pourquoi tu ne me réponds pas ?”, “Je serai lundi 12 à Meknès si tu es libre on peut aller à Azrou passer une belle soirée”, “Habibti j’ai envie de toi”, “Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi tu ne réponds pas ?”.
Souvent intimidées, craignant pour la suite de leurs études, “un certain nombre d’étudiantes”, d’après l’ancien membre de l’établissement, répondent favorablement aux avances. Les autres se taisent pour les mêmes raisons : “J’aurais risqué d’être pénalisée au niveau des notes ou de ne pas pouvoir poursuivre en master puis en doctorat, poursuit Malika, et puis, je ne me sentais pas en sécurité du tout ; j’avais tellement peur qu’il aille plus loin.”
Une situation de chantage sexuel qui aurait lieu au vu et au su de tous, comme le confirme un ancien professeur : “Tout le monde est au courant, ça fait des années que ça dure. Même après l’histoire des photos intimes, il n’a rien eu, et ce sont les étudiantes qui paient les pots cassés.”
De quoi interroger sur la marge de manœuvre de l’administration. Cet enseignant bénéficierait-il de la protection – du moins du silence – de ses supérieurs, comme le soupçonnent les différentes sources sondées ?
Système défaillant
Bien que complexe, cette affaire relève moins de la conspiration que du bourbier administratif auquel sont confrontées les étudiantes, qui doivent saisir la justice afin que le professeur soit soumis à des sanctions. Interrogé sur la présence actuelle de cet homme dans le corps enseignant, Hassan Sahbi, président de l’université joint par TelQuel, répond : “Bien sûr qu’il exerce toujours. Quelles raisons aurais-je pour le mettre à pied ? Il n’y a jamais eu de plainte.”
“Il y a toute une procédure qui est très lourde, et on ne peut pas se substituer aux instances judiciaires ou aux enquêteurs”
Au fait de l’histoire des photos intimes, il poursuit : “Il y a toute une procédure qui est très lourde, et on ne peut pas se substituer aux instances judiciaires ou aux enquêteurs. Sans plainte, on ne peut rien faire.” Celui qui assure prendre très à cœur la sécurité de ses étudiantes, aurait déjà “conseillé à des enseignants de mettre des limites”, sans pouvoir aller plus loin faute de preuves tangibles.
Cherchant à éviter à la fois des problèmes dans leur scolarité et une longue procédure judiciaire et administrative (le tribunal doit statuer sur l’affaire pour que l’établissement déclenche un conseil de discipline, dont la décision doit être validée par le ministère), les étudiantes se retrouvent contraintes au silence.
Pour Loubna Rais, membre du collectif Masaktach qui dénonce les violences sexuelles contre les femmes, ce schéma est classique, comme elle l’expliquait à TelQuel en juillet 2021 : “Tous les efforts de ces institutions sont déployés pour préserver leur ‘réputation’, et donc forcer la victime au silence, nourrissant un peu plus la culture du viol.” C’est le cas de Malika, qui se confie sur une réalité glaçante : “C’est tout ce qu’il nous reste à faire dans ce genre de cas : rester calmes et ne pas réagir, pour notre bien.”
Contacté par TelQuel, le professeur incriminé commence par nier les faits : “De toute façon, ça ne me concerne pas.” Avant d’avancer des arguments contradictoires… “Ce n’était pas une étudiante et pourquoi s’intéresser à une histoire vieille de cinq ans ?”
Le harcèlement sexuel dans les universités devrait faire l’objet d’une autosaisine du Conseil économique, social et environnemental (CESE) d’ici la fin de 2021.
*Le prénom à été modifié.
Législation : des lois non appliquées
Selon l’article 16 de la loi 01-00 sur l’organisation de l’enseignement supérieur, le président de l’université est chargé de “veiller au respect de la législation et de la règlementation en vigueur et du règlement intérieur dans l’enceinte de l’université et peut prendre toutes les mesures que les circonstances exigent conformément à la législation en vigueur”.
Tandis que l’article 5013-1 du Code pénal dispose : “Est coupable de harcèlement sexuel et puni de l’emprisonnement d’un an à deux ans et d’une amende de cinq mille à cinquante mille dirhams, quiconque, en abusant de l’autorité que lui confèrent ses fonctions, harcèle autrui en usant d’ordres, de menaces, de contraintes ou de tout autre moyen, dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle.”