Harcèlement sexuel, chantage et violences : dans les coulisses de l’enseignement supérieur

Culture du viol, chantage et harcèlement sexuels… l’université marocaine ferme-t-elle les yeux sur le mal qui la ronge ? Elle peine en tout cas à protéger ses étudiantes, qui osent aujourd’hui dénoncer les pratiques de certains professeurs.

Par et

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Début juin, un courriel fuité par un ancien professeur d’Al Akhawayn informait de la suspension d’un financement américain de 1,2 million de dollars après des allégations de harcèlement et agressions sexuels au sein de l’université d’Ifrane, sans plus de détails sur les faits. Le département américain déplorait notamment des “lacunes” dans la réponse de la direction.

Que se passe-t-il dans cette université renommée ? “Rien de plus que dans les autres établissements, tranche un professeur passé par plusieurs fleurons de l’enseignement supérieur, qui a préféré l’anonymat. Al Akhawayn n’est que la partie émergée de l’iceberg, on n’en entend parler que parce que cette université doit répondre à des normes internationales.

Dans les universités privées, les enseignants savent qu’ils prendraient un gros risque à harceler des étudiantes. Dans le public, la voie est libre et l’impunité totale”, poursuit notre source. Une impunité favorisée par l’absence de mécanisme de soutien et d’accompagnement des victimes au sein des établissements. Seule l’université d’Ifrane avait mis en place, dès 2000, une cellule d’écoute dédiée au harcèlement et violences sexuels, NoVA. Une expérience pilote qui aurait pu inspirer d’autres universités, mais qui a pris fin en 2020.

Silence, on viole

Si je parle aujourd’hui, c’est parce que j’ai quitté le pays.” Parmi les témoignages reçus, ce sont exclusivement des femmes qui prennent la parole. Rares sont celles qui sont encore à l’université, voire encore au Maroc, et toutes se livrent de manière anonyme. “Tout le monde sait mais on ne dit rien, c’est la politique de l’autruche parce qu’on a peur des représailles”, justifie Malika*, ancienne étudiante en droit à Marrakech, désormais en France.

“Tout le monde sait mais on ne dit rien, c’est la politique de l’autruche parce qu’on a peur des représailles”

Malika*, ancienne étudiante en droit

Chantage sexuel pour l’octroi de bonnes notes ou pour éviter une moyenne médiocre, demande explicite de relation sexuelle par des encadrants pour pouvoir soutenir un projet de fin d’études… certains professeurs ne reculent devant rien quand il s’agit d’arriver à leurs fins, confortés par l’assurance du silence des victimes.

Des jeunes femmes racontent à TelQuel leur parcours du combattant pour arriver au bout de leurs études. Certaines ont dû abandonner. Et dans ce flot de témoignages, certains coïncident. Un professeur de la Faculté des Lettres de Rabat et un enseignant de l’université de Meknès reviennent dans les récits. Idem pour un professeur de droit à Marrakech, dont les agissements sont relatés dans deux témoignages glaçants.

Pour ces professeurs, une constante se dessine : un sentiment d’impunité bien intégré, avec un harcèlement quotidien au vu et su de tout le monde. “Ce n’est un secret pour personne”, souffle une des étudiantes.

“Dans l’imaginaire collectif, ce sont ces jeunes étudiantes qui séduisent ou corrompent les professeurs pour obtenir leurs faveurs”, relève Loubna Rais, membre du collectif Masaktach.

Pourtant, le silence règne. “Tous les efforts de ces institutions sont déployés pour préserver leur ‘réputation’, et donc forcer la victime au silence, nourrissant un peu plus la culture du viol”, relève Loubna Rais. Membre du collectif Masaktach qui dénonce les violences sexuelles contre les femmes, elle observe qu’en milieu académique, “le réflexe de blâmer la victime est encore plus présent qu’ailleurs”, rappelant que “dans l’imaginaire collectif, ce sont ces jeunes étudiantes qui séduisent ou corrompent les professeurs pour obtenir leurs faveurs”. Le sociologue Mehdi Alioua abonde : “On vit, au Maroc, dans l’idée que ce sont les hommes qui doivent être protégés de la tentation des femmes.” Une forme de banalisation qui a la peau dure.

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Transparency s’est penchée sur ce fléau. Pour l’ONG, il faut intégrer une différenciation entre les sexes en matière de corruption. Une approche genre qu’elle englobe dans le concept de sextorsion. Dans sa définition première, ce délit consiste en l’extorsion via internet, à travers un chantage, de faveurs sexuelles ou monétaires. Transparency plaide pour élargir la définition aux cas d’extorsion sexuelle hors milieu numérique, et faire ainsi prendre conscience de la spécificité de la corruption dont sont victimes les femmes.

Pour Naïma Benwakrim, l’experte genre du projet “Impact de la corruption sur les femmes” de Transparency Maroc, la relation enseignant-étudiante peut vite tourner à la sextorsion, étant donné qu’“il y a corruption sexuelle lorsqu’un droit ou un document en principe gratuits sont conditionnés par l’octroi d’une faveur sexuelle”. Un autre recours juridique pour les étudiantes qui souhaiteraient porter plainte.

À l’école des inégalités

“L’université n’est pas isolée du monde extérieur, ce que les femmes vivent dans l’espace public, elles le vivent aussi à l’université”

Une source du corps professoral

C’est que “l’université n’est pas isolée du monde extérieur, ce que les femmes vivent dans l’espace public, elles le vivent aussi à l’université”, observe notre source du corps professoral de plusieurs établissements. Une absence de sécurité dont se plaignent les étudiantes. Ces professeurs font figure d’autorité et ont donc un ascendant sur la victime qui “se trouve elle en situation de vulnérabilité puisque pour certaines, leur avenir, leur émancipation et indépendance financière sont clairement en jeu”, rappelle Loubna Rais.

“Pour certaines, leur avenir, leur émancipation et indépendance financière sont clairement en jeu”, rappelle Loubna Rais.Crédit: AFP

Pour toutes ces raisons, la majorité des victimes interrogées n’ont rien révélé à l’administration de leur université. Une discrétion qui s’apparente à un instinct de survie pour réussir leur parcours académique et échapper aux prédateurs, mais qui est aussi liée à un manque de possibilités de dénoncer, tant les universités ne disposent pas de cellules d’écoute.

“Personne ne s’occupe du harcèlement sexuel au sein du ministère, car ce ne sont que des cas exceptionnels”

Une employée du département de l’Enseignement supérieur

Au niveau du ministère, elles ne seront pas écoutées non plus. Naïma Benwakrim l’affirme : “À notre connaissance et d’après les témoignages collectés dans le cadre du projet de Transparency, aucune mesure de protection ou de prévention n’existe à l’université contre cette pratique.” Une information confirmée par les étudiantes victimes, et par la tutelle elle-même : “Personne ne s’occupe du harcèlement sexuel au sein du ministère, car ce ne sont que des cas exceptionnels”, nous déclare une employée du département de l’Enseignement supérieur.

Des “cas exceptionnels” qui nourrissent l’inégalité des chances entre hommes et femmes. Et à notre source du corps enseignant de déplorer : “Les harceleurs ne sont effectivement pas si nombreux, mais ils font tellement de dégâts…