Dans Against Democracy, un livre incisif et féroce, le philosophe américain Jason Brennan s’attaque à ce qui est considéré comme le meilleur régime politique et l’horizon espéré pour toute l’humanité : la démocratie.
Pour Brennan, ce “gouvernement du peuple par le peuple” souffre d’un principal problème, en l’occurrence le peuple lui-même. Il ne s’agit pas de “dissoudre le peuple et en élire un autre” selon la fameuse formule de Bertolt Brecht, mais de pointer du doigt les raisons qui mènent les électeurs à choisir des candidats incompétents, corrompus ou démagogues. En s’appuyant sur une série de sondages, effectués aux États-Unis depuis un demi-siècle, Brennan tente de démontrer comment les électeurs votent sous l’influence des émotions et de l’affect, mais rarement à travers la raison et la connaissance des programmes. On découvre ainsi que, en 1992, seulement 15% des électeurs américains connaissaient les positions des deux candidats (George Bush et Bill Clinton) sur la peine de mort, mais 86% parmi eux connaissaient le nom du chien de Bush ! Le livre est une démonstration implacable pour mettre en relief les faiblesses de la démocratie et comment elle ne garantit en rien la désignation des meilleurs candidats. Après l’élection de Trump, on ne peut que lui donner raison.
Cette critique de la démocratie, comme moyen permettant à une masse d’individus ignorants et stupides de porter au pouvoir des chefs médiocres et incompétents, est aussi vieille que la démocratie elle-même. On la retrouve chez des philosophes grecs comme Platon, et elle a traversé les siècles jusqu’à nos jours. L’économiste et philosophe anglais John Stuart Mill, l’un des plus beaux esprits du 19e siècle, a formulé des critiques qui sont toujours d’actualité. Pour Mill, chantre du libéralisme, la démocratie représentative est la meilleure organisation politique qui existe. Mais elle ne présente aucune assurance pour élire un gouvernement compétent et honnête. Selon lui, le peuple est souvent enclin à choisir des démagogues et des hommes sans grandes qualités. Il propose une série de mesures pour améliorer ce système et remédier à ses défauts (éducation civique, primauté de la liberté individuelle et droits de vote supplémentaire aux diplômés et hommes de savoir).
Comme le lecteur l’aurait deviné, ce débat existe aussi au Maroc sous d’autres formes et des termes différents. Après le premier mandat de Abdelilah Benkirane et le succès du PJD aux dernières élections, on retrouve ces critiques de la démocratie chez des élites économiques et intellectuelles. On soupire, dans ces cercles, car le scrutin a porté deux fois aux commandes un parti dépourvu de cadres et de vision stratégique et un Chef de gouvernement, habile politiquement, mais sans aucune compétence managerielle et technique. Le ralentissement de l’économie marocaine, les difficultés à créer de l’emploi et l’incapacité du PJD et son chef à porter de grands chantiers économiques et stratégiques sont présentés comme des arguments qui corroborent ce désappointement. C’est cet affrontement entre la logique pragmatique et l’impératif démocratique qui reste à résoudre chez nous, car elle est au centre de tous les blocages et les tensions politiques au Maroc.