Je vais vous parler d’un tout petit événement, culturel et associatif à la fois, a priori anecdotique, mais de nature et de portée assez singulières. Les anciens Abattoirs de Casablanca seront le théâtre, ce dimanche 22 avril, d’un happening qui court de l’après-midi au soir et qui sera fait de débats, d’improvisations sur scène et de musique. C’est quelque chose de nouveau puisque le thème et la raison d’être de ce rendez-vous s’appelle La Liberté (de créer et de s’exprimer). Les débats seront contradictoires, dans une langue simple et dialectale ; les artistes (de Khansa Batma à Oum, en passant par Haoussa, Hablo, Moby Dick ou la compagnie Stoon Zoo) ont accepté des cachets symboliques ; les intervenants n’auront pour fil conducteur que le simple plaisir de partager ; les organisateurs sont de parfaits bénévoles, des gens comme vous qui ont pris de leur temps, et qui n’ont pas économisé leur énergie pour rendre cet événement possible. C’est le collectif Culture libre, déjà responsable d’un manifeste (http://www.culturelibre.ma/), qui monte cette première action de proximité. Et, last but not least, cette action porte un nom : Manbita Al A7rare (oui, oui, comme l’emblème de l’hymne national).
J’avoue que lorsque l’un des membres du collectif, auquel j’appartiens, a proposé Manbita Al A7rare, j’ai eu un mauvais réflexe. “Non, pas ça !”. Ce n’est pas que je suis anti-nationaliste, non. C’est juste que Manbita Al A7rare fait partie de ces expressions que l’on a tellement écoutées, pour ne pas dire subies, que j’ai oublié ce qu’elle signifiait exactement. J’en suis venu, aussi, à associer la formule, pourtant belle, à des choses que je n’aime pas : le Makhzen, la démagogie, les officialités, la propagande, l’archaïsme. Dommage !
Et pourtant ! Manbita Al A7rare signifie à peu près la terre ou le terreau des hommes et femmes libres. C’est beau. Et je ne vois rien de plus opportun pour prendre le contre-pied d’une époque, la nôtre, où les libertés sont réellement menacées. S’emparer de l’hymne national, sans le travestir, en le respectant mais en le détournant d’une manière irrévérencieuse, à bon escient, glissant au passage un clin d’œil à la darija (le 7 de A7rare), voilà qui n’est pas loin de rappeler, toutes proportions gardées, l’usage que les Sex Pistols avec God save the queen ou Serge Gainsbourg avec Aux armes et cætera avaient fait des hymnes de leurs pays. C’est un acte de rupture. C’est aussi une tentative de réappropriation, voire de résurrection, d’un bien public. C’est la réinitialisation du sens de l’objet commun, qui appartient à chacun au lieu de n’appartenir à personne. C’est l’affirmation de l’individu et du Moi, qui refusent d’être broyés par la masse. C’est, au final, la mise en avant de la liberté. Et Dieu sait s’il y a besoin au moment où le système – tant politique que social – en place menace directement de gommer nos différences, nos singularités, notre individualité.
Nous vivons une période à la fois trouble et passionnante. Trouble parce que les principaux indicateurs génériques sont au rouge : crise financière, immobilisme politique, impasse idéologique, montée du conservatisme social et culturel, remise en selle de la pensée unique. Passionnante parce que les choses ne sont pas faites mais sont en train de se faire ; nous sommes donc dans une sorte de “work in progress” avec l’avantage d’être, non pas de simples comparses, mais des acteurs et des contributeurs.
J’espère que le collectif Culture libre réussira dans son entreprise. J’espère que d’autres corps, d’autres individus, se battront pour faire exister d’autres idées, leurs idées. Ce pays n’est pas un bloc uniforme mais une somme de femmes et hommes capables d’exprimer, sans frein idéologique ni barrière psychologique, leur art et leur culture. Si certains sont tentés de nous ramener en arrière, d’autres feront toujours l’effort d’aller de l’avant. En ce moment, c’est utile.