Traités de subversifs à deux balles par la presse mondiale, soupçonnés d’être en voie de disparition par leurs fustigateurs, les hipsters continuent pourtant de proliférer au point de fédérer quelques jeunes Marocains. Lumière sur une mode qui en est encore à ses balbutiements au Maroc.
Ils vivent en colocation quelque part entre Mers Sultan et le Maârif à Casablanca. Ils téléphonent, naviguent et respirent Apple. Ils passent leurs soirées à la Cigale ou au B Rock quand ils ne restent pas at home à mitrailler leurs murs Facebook de “name-dropping” pour se donner un air d’initiés. Ils ne ratent pas un vernissage dès lors qu’il s’agit d’un obscur artiste inconnu du public. Ils collectionnent les numéros du mensuel français Technikart même si les kiosques marocains le reçoivent avec un mois et demi de retard. Ils ne téléchargent que les films sélectionnés au Festival Sundance et délaissent leur chanteur favori le jour où il passe à la radio. Sur leur bibliothèque, gisent le premier Bret Easton Ellis, le dernier Chuck Palahniuk et l’unique J.D Salinger. Ils ont cessé de lire Pynchon depuis que la FNAC en expose deux exemplaires, d’ailleurs ils boycottent la FNAC et le Morocco Mall qu’ils jugent plébéiens car trop fréquentés, et donc mainstream.
Appelons-les Issam et Sara. Ils n’ont pas encore la trentaine et travaillent tous les deux dans la publicité. Lui arbore de fausses lunettes de vue Wayfarer de la marque Ray Ban et une barbe broussailleuse. “C’est pour contrecarrer mes goûts gay”, précise-t-il. Il brandit sa fierté geek sur son torse avec un “space invader” – célèbre jeu vidéo des années 80 – un peu délavé pour le côté “vintage” et se protège du froid avec un cardigan en mohair acheté aux friperies de Hay Mohammadi. Sara, quant à elle, s’approvisionne au souk Korea à Derb Soltane, à l’affût des premières séries du sac Motorcycle de Balenciaga payé à 150 DH mais qu’elle mariera avec un caban Hilfiger dont le prix est à quatre chiffres. A propos, elle soutient mordicus qu’un sac n’est jamais un sac, car un clutch n’est pas un purse et un satchel n’a rien à voir avec un hobo, ce sont les formats pas les marques. De toute manière, elle prétend s’en foutre des marques. Trop de marques, trop de name-dropping, trop d’excentricité et de snobisme… Ils vous énervent ? Ce sont les hipsters et, rassurez-vous, ils énervent tout le monde. Le pire, c’est que la mode n’en est qu’à ses débuts au Maroc.
Aux origines, le jazz
Les hipsters ne sont pas nés de la dernière pluie. Leurs ancêtres remontent aux années 1940, à l’époque où le terme désignait des amateurs de jazz et plus particulièrement de bebop. Ils s’habillaient, se comportaient, parlaient, ironisaient comme des musiciens de jazz et adoptaient une pauvreté de rigueur et une sexualité débridée quel que soit leur pedigree. Plus simplement, c’étaient des blancs qui jouaient aux noirs, une façon de transcender le puritanisme blanc de l’époque en procédant à un nivellement par le bas, en adoptant les codes de la classe sociale la plus opprimée et en peuplant les quartiers les moins huppés.
Les hipsters parachevaient ce processus par la consommation de drogues, pour être “cool”, pour planer, pour transcender encore une fois. Même dans leur argot, hier comme aujourd’hui, leurs phrases commencent quasiment toujours par “like”, francisé en “genre”, comme si leur propos n’était que la description d’une illusion. Ces aficionados de jazz qui ont vieilli, voire passé l’arme à gauche, ont cédé la place à une nouvelle génération de hipsters, enfants du baby-boom post Seconde guerre mondiale. Leurs prédécesseurs se moquaient gentiment d’eux et les appelaient… hippies.
De hipster à hippie à hipster
Les hipsters de la troisième génération n’ont à voir ni avec leurs parents, pacifistes aux cheveux longs, ni avec leurs grands-parents, jazzmen snobinards. Nés après 1980, biberonnés à Internet et aux nouvelles technologies, ils appartiennent à la génération Y et sont l’évolution logique des fameux bobos, qui sont, quant à eux, issus de la génération X. Physiquement, le hipster contemporain est reconnaissable à son iPhone ou tout autre produit de la marque Apple, sa chemise à carreaux, ses lunettes à cadran épais et son vélo, qu’il ne conduit pas par écologisme mais plutôt par élitisme, puisqu’il juge la voiture antimoderne.
Il mixe le bas de gamme et le luxe dans tous les aspects de sa vie et voue un culte à l’originalité même dans ce qu’il ingurgite, préférant à titre d’exemple le cupcake au cake tout court. Il énerve par son attitude blasée et méprisante à l’encontre de tout ce qui est populaire (ou mainstream pour reprendre sa terminologie) mais ne se gêne pas pour parachever l’embourgeoisement des quartiers populaires entamé par ses prédécesseurs. Il travaille dans la pub, la mode ou l’art, a des positions péremptoires en matière d’esthétisme et ça dérange d’autant plus qu’elles sont souvent justes. Car, bien qu’agaçant, il faut rendre à César ce qui est à César, le hipster a bon goût.
Hipster made in Morocco
Sa version marocaine est, par contre, née sur Internet et sévit dans les grandes villes. Elle partage avec la version occidentale les mêmes codes vestimentaires, la même arrogance et le même cynisme. En revanche, il ne se déplace pas en vélo, il se contente d’en rêver en pleine conscience de l’impraticabilité des pistes marocaines. Il est polyglotte. Il parle l’arabe, sa langue maternelle, l’anglais appris grâce au Web, et le français qu’on lui a imposé. “Si mon éducation était à refaire, je n’apprendrais pas le français”, regrette Ilham. Il n’aime pas parler en français, lui préférant l’anglais et l’arabe, qu’il chérit, car tout le monde le fustige. Il est fier d’en maîtriser le clavier sur Facebook et d’y incorporer l’humour version Internet.
Il soutient aussi la production artistique nationale délaissée par ses compatriotes, si bien qu’il se rendrait au Mégarama s’il diffuse un film marocain, même s’il abhorre ce duplex mainstream en temps normal. Il fuit ses congénères qu’il juge incultes et déplore leur incapacité à distinguer un tableau de Schiele d’une toile de Klimt. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il milite pour la culture pour tous, où trouverait-il son originalité sinon ? “J’ai acheté une coque avec un dessin de l’artiste Keith Haring pour mon iPhone, je l’ai jetée quand j’ai vu une fille arborer un pin’s de Keith Haring. Je croyais être le seul à le connaître”, déplore un hipster dévasté. Le hipster marocain connaît tout ce qui est bon à connaître sans bouger de chez lui. Il n’a pas son passeport et il sait très bien où vit le meilleur tatoueur du monde de motifs japonais : dans une petite ville à la périphérie de New York. Comment il le sait ? Il l’a vu sur le site de Vice, le magazine des hipsters du monde entier introuvable au Maroc, mais il y a des chances qu’il ait sa propre bible.