Le triomphe islamiste étant inéluctable, mieux vaut l’accompagner pour en amortir le choc que s’y opposer et risquer un possible bain de sang.
Ce qui s’est passé le week-end dernier en Tunisie (Ennahda, premier parti islamiste, vainqueur haut la main des élections à l’Assemblée constituante) est un moment d’histoire parce que d’autres pays arabes vont emprunter, à un moment ou à un autre, le même virage islamiste. Maroc compris. Bien sûr, tous les pays arabes ne se ressemblent pas et, au Maroc plus particulièrement, la configuration du pouvoir est verrouillée à l’avantage du Palais, arbitre et maître du jeu. Cela ne changera pas, en tout cas pas avec les élections du 25 novembre dont l’enjeu, du coup, n’est pas d’exercer le pouvoir mais d’y être associé. Laissez-moi vous rappeler un détail important : à Tunis, les électeurs se sont rués vers les urnes parce qu’ils se sentaient tous concernés, eux qui sont toujours portés par le vent de la révolution, et parce qu’ils savaient que le parti vainqueur pourra, demain, réécrire la Constitution et exercer directement le pouvoir. Au Maroc, ce n’est pas la même musique. La Constitution a été écrite par un pouvoir non élu, dans les termes et les normes voulus et imaginés par ce même pouvoir. C’est une affaire entendue et scellée comme le cercueil d’un mort rapatrié en urgence. Les partis politiques ont accepté cet état de choses et les électeurs marocains ne sont pas dupes : ils savent que le pouvoir appartient au Palais et que les élus sur lesquels ils porteront leur choix seront au mieux des exécutants et des associés plus ou moins inspirés, au pire de simples faire-valoir.
Mais toutes ces considérations sur la nature du pouvoir au Maroc ne doivent pas nous faire perdre de vue un élément nouveau : depuis le Printemps arabe, plus personne ne peut s’opposer à la volonté du peuple ni la falsifier. Le temps des tripatouillages, du bourrage des urnes, voire des crânes, est révolu. L’ignorer est absurde et même dangereux. Si les Marocains préfèrent, ce qui est fort probable, les islamistes du PJD à l’Istiqlal ou aux nouveaux champions du G8, eh bien cette volonté devra être respectée. Point à la ligne. Les démocrates que nous sommes et la grande famille de gauche à laquelle nous adhérons devront aussi s’y plier. Parce que, très simplement, presque naïvement, nul ne peut aller à l’encontre de la volonté populaire. Ni le Palais, ni personne.
La révolution ou, pour être plus précis, les révoltes dans le monde arabe nous ont ouvert les yeux sur cette nouvelle réalité que les chancelleries occidentales, France et Etats-Unis en tête, ont déjà intégrée. Le triomphe islamiste étant inéluctable, mieux vaut l’accompagner pour en amortir le choc que s’y opposer et risquer un possible bain de sang. La crise des peuples arabes (je dis “arabes” dans le sens large du terme, en y intégrant les amazighs) n’est pas sans rappeler la crise russe du début du 20ème siècle ou celle de l’Europe aux lendemains de la Deuxième guerre. Chômage, étouffement économique et social, impasse politique, brouillage des repères et mise à mal de la charpente identitaire : tout ce désordre fait le lit des idéologies totalitaires, qu’elles soient communistes ou islamistes. Globalement, et même si chacun a ses préférences, la mayonnaise est la même. Elle devra prendre ici aussi et il faut espérer que les Arabes imiteront les Occidentaux et feront en sorte que le totalitarisme islamiste ne soit qu’une étape, un passage obligé, vers la démocratie, la liberté et l’indispensable mise à niveau moderne ou moderniste. En somme, une nuit à traverser avant de voir la lumière du jour. Oui, espérons…
La couleur pessimiste de cet éditorial est, en vérité, un leurre. Je reviens personnellement d’un voyage émouvant en Tunisie où il m’a été donné de constater le bonheur de gens comme nous, heureux comme des gosses, transfigurés par le fait extrêmement simple d’avoir choisi librement leurs représentants. Je vous prie de me croire, cela n’a pas de prix. Je dis cela parce que je sais que la plupart parmi nous n’ont jamais connu ce plaisir-là. Il faudrait être fou pour s’en priver.