Pauvre classe moyenne !

Par Abdellah Tourabi

On connaît depuis Aristote les vertus et les bienfaits de l’existence d’une classe moyenne stable et forte. Selon le philosophe grec, elle est garante de l’équilibre social et de la pondération, étant moins soumise aux passions extrêmes qui peuvent animer et secouer les classes pauvres… ou riches. Elle penche davantage vers le débat, le changement tempéré et l’évitement des conflits, et sa présence dans un pays permet d’apaiser les tensions entre les deux pôles, nantis et indigents, de la société.

Pour Aristote, la classe moyenne incarne donc un idéal politique et moral par ses qualités et sa valeur intrinsèque. Des siècles plus tard, cette perception reste pertinente, d’actualité. La situation de la classe moyenne (ou des classes moyennes) est un critère d’équilibre social, de stabilité et de développement, malgré le caractère insaisissable de la définition de ce terme.

Au Maroc, l’émergence d’une nouvelle classe moyenne au début des années 2000 est l’une des réalisations, directes ou indirectes, du règne de Mohammed VI. Celle qui avait été créée aux lendemains de l’indépendance sous Hassan II, et formée essentiellement de fonctionnaires et de petits commerçants, a été ratatinée et dévastée par les effets des politiques d’austérité et de privatisation des années 1980 et 1990.

Au contraire, la nouvelle classe moyenne est le résultat de l’ouverture économique du royaume, de l’arrivée des capitaux étrangers et de l’investissement public massif dans les infrastructures du pays. Elle est formée – d’une manière schématique – de salariés du secteur privé, de fonctionnaires et de personnes exerçant des professions libérales. Ses membres ne sont pas assez pauvres pour s’inquiéter de nourrir leur foyer, et pas assez riches pour éviter l’angoisse des fins de mois difficiles.

Le crédit bancaire est le Titanic de la classe moyenne, qui la transporte vers le continent consumériste, avant de se heurter aux icebergs de la vie

Abdellah Tourabi

Ils ont le goût de la consommation, du loisir et du voyage. Le crédit bancaire est leur Titanic, qui les transporte vers le continent du consumérisme, avant de se heurter aux icebergs de la vie au Maroc, sans gilets de sauvetage ni radeaux de survie. Ils sont instruits, ouverts au monde, avec une conscience civique. Enclins à la stabilité et au refus des changements brusques et brutaux. Si dans les années 1960, le fellah marocain était le défenseur du trône (selon la formule du politologue français Rémy Leveau), dans les années 2000, la classe moyenne serait le principal soutien de la monarchie. Cela expliquerait, en partie, pourquoi le Maroc n’a pas connu le même sort, lors du Printemps arabe, que la Tunisie et l’Égypte, où les classes moyennes se sont dressées contre les régimes en place. La classe moyenne marocaine est réformiste, sans être frondeuse, ni révolutionnaire. Mais elle est actuellement au bord de la rupture et de l’implosion.

La classe moyenne marocaine subit de plein fouet les effets de l’inflation, de la hausse des prix et de la pression fiscale, et elle ne peut aspirer à aucune aide publique, ni à des mesures de soutien. Elle a découvert sa vulnérabilité particulière lors de l’épidémie de Covid-19, où le moindre accident, sanitaire ou professionnel, prouvait à ses membres que leur petit confort était factice et illusoire. Sans filets sociaux ni épargne conséquente, on s’est alors aperçu, devant la porte d’une clinique exigeant des garanties financières ou lors de la perte d’un emploi, à quel point cette classe moyenne est précaire et menacée.

La privatisation affolante de l’éducation et de la santé la fragilise davantage, et menace même son existence. Par un réflexe darwinien, en voulant donner à leurs enfants la meilleure éducation possible, les membres de la classe moyenne privilégient les écoles privées à l’école publique, agonisante depuis des lustres. L’éducation devient donc un sacrifice financier, un fardeau qu’aucune main publique ne vient alléger. La classe moyenne paie ses impôts, car elle ne peut pas s’y soustraire comme le font d’autres classes sociales, mais ne tire que peu de services de l’État, à part celui de la sécurité, qui se privatise à son tour de plus en plus. Pauvre classe moyenne !