Le dernier samouraï et l’éternel makhzni

Par Abdellah Tourabi

Aux premières heures du 14 août 1844, aux abords de l’oued Isly, situé à quelques kilomètres d’Oujda, l’armée marocaine affronta les troupes françaises dans une bataille qui scella l’avenir de l’Empire chérifien. À l’appel de l’émir Abdelkader, menant le jihad en Algérie contre la colonisation française, le sultan Moulay Abderrahmane Ibn Hicham envoya une armée de 30 000 hommes, sous le commandement de son fils Moulay Mohamed.

La bataille dura quatre heures. L’armée marocaine encercla les troupes françaises, deux fois moins nombreuses, mais organisées en un bloc compact et discipliné. Décimés par les canons français, les combattants marocains, composés essentiellement de membres de tribus, sans formation ni organisation militaire, prirent la fuite, laissant le fils du sultan seul, avec une poignée de fidèles. Deux mondes s’affrontèrent : celui de la tradition, du geste héroïque mais désordonné, contre celui de la modernité, avec une organisation militaire rigoureuse héritée des guerres napoléoniennes. Le choc fut foudroyant et d’autres humiliations suivirent.

Neuf ans plus tard, à des milliers de kilomètres du Maroc, un autre vieil empire subit le même traumatisme militaire face à l’Occident : le Japon. En 1853, une flotte américaine, dirigée par le commodore Perry, fit irruption dans la baie de Tokyo, bombarda l’actuelle capitale japonaise et força le pays à s’ouvrir au commerce international. Après un isolement volontaire de plus de deux siècles, le Japon fut contraint d’ouvrir ses frontières aux étrangers.

Le frisson qui traversa les élites japonaises fut le même qui secoua les dirigeants et les intellectuels du vieux Makhzen. On commença alors à se poser des questions similaires : que s’est-il passé ? Comment les Occidentaux sont-ils devenus si puissants et pourquoi sommes-nous aussi faibles et impuissants ? Et surtout, que faire ?

Pour y répondre, les deux pays eurent recours au même procédé : envoyer des délégations d’étudiants et de fonctionnaires en Europe et aux États-Unis, pour apprendre et se former. De jeunes Marocains et Japonais furent diligentés pour découvrir les secrets de la puissance occidentale et s’en inspirer afin de sortir leur nation de la crise et de la décadence.

Les résultats furent diamétralement opposés. Au bout de deux décennies, le Japon réussit à se réformer, modernisa son armée et son industrie, se dota d’une Constitution et de nouvelles lois, détruisit tout l’ancien ordre féodal en sauvegardant ses traditions et sa culture. Et en 1905, le Japon réussit à battre militairement une puissance européenne, l’Empire russe. Mais au Maroc, toute l’habileté et tous les efforts réformistes du sultan Hassan Ier ne purent empêcher l’effondrement, dont l’aboutissement fut le protectorat de 1912. Pourquoi ces destins opposés entre deux pays qui ont tenté la même recette ?

“Au Japon, les jeunes membres des délégations envoyées en Occident furent placés au cœur du pouvoir du gouvernement Meiji. Leurs congénères marocains eurent beaucoup moins de chance”

Abdellah Tourabi

La réponse, entre autres éléments évidemment, réside dans le sort réservé aux élites formées à la science et à la modernité. Au Japon, les jeunes membres des délégations envoyées en Occident furent placés au cœur du pouvoir du gouvernement Meiji. Ils devinrent Premier ministre (Y. Aritomo), architecte du nouveau système politique (I. Hirobumi) et fondateur du capitalisme japonais (S. Eiichi). Ils changèrent la face du pays et en firent une puissance militaire et industrielle au début du XXe siècle. Leurs congénères marocains eurent beaucoup moins de chance.

À leur retour, ils subirent la méfiance des élites traditionnelles du Makhzen. À l’exception de Mohamed Guebbas, devenu ministre de la Guerre à son retour d’Angleterre, les autres infortunés étudiants furent placés dans des fonctions subalternes de traducteurs ou de secrétaires. L’Empire chérifien ne profita pas de leur savoir et de leurs nouvelles compétences. Mohamed Ben Haj Nejjar, qui avait étudié l’industrie en Allemagne en 1885 mais finit sa vie en simple agriculteur, résuma cette situation en disant : “Al Nsara ka yâalmou al ‘aqal we Al msalmin kay hafiwh” (“Les chrétiens vous apprennent la raison et les musulmans l’épuisent”). Espérons que nos futures élites n’auront pas l’esprit épuisé !

P.S. Pour en savoir plus sur cette partie de l’histoire du Maroc, lisez l’incontournable Les Origines sociales et culturelles du nationalisme marocain de Abdallah Laroui et le livre de l’historien Yahya Boulahya comparant le Maroc et le Japon au XIXe siècle.