Souvenez-vous des vingt dernières années : à chaque attentat perpétré par un groupe de jihadistes, à chaque horrible crime commis par des individus se réclamant d’Al-Qaïda, de Daech ou de leurs épigones, à chaque acte terroriste accompli ne serait-ce que par une seule personne… un concert de voix s’élevait dans les pays occidentaux pour demander à tous les musulmans de s’en excuser collectivement, de s’en dédouaner, de démontrer qu’ils n’étaient pas complices par leur silence.
Une injonction à réagir, à battre sa coulpe, à s’auto-dénoncer comme si tous les musulmans étaient coupables des errements criminels d’une infime minorité parmi eux ; alors que toutes les études et statistiques démontrent que les attaques jihadistes ont fait plus de victimes dans les pays musulmans que dans toutes les autres contrées du monde. Les Irakiens et les Syriens en savent quelque chose.
Mais maintenant, devant le fait génocidaire israélien à Gaza, posons, ou osons plutôt la question : quelle voix inconsciente, dans ces mêmes pays occidentaux, pourrait demander aux juifs de se dédouaner de la barbarie israélienne et leur enjoindre de crier publiquement : “Not in my name !” ? Quelle plume suicidaire s’aventurerait à sommer les juifs, vivant dans un pays européen, de descendre dans les rues pour dénoncer collectivement les massacres commis par l’armée israélienne ? Évidemment, cette injonction serait aussi stupide et absurde que celle faite aux musulmans.
On n’est responsable que de ce que l’on fait ou que l’on soutient ouvertement. Et c’est là que le bât blesse, côté juif. Ainsi, on observe actuellement une solidarité mécanique, sans discernement, de grands pans de la communauté juive dans les pays occidentaux pour défendre Israël. À titre d’exemple, cette semaine, il aura suffi d’une seule phrase du président Emmanuel Macron, rappelant un fait historique liant la création de l’État d’Israël à la résolution 181 adoptée par l’ONU en 1947, pour déclencher une levée de boucliers au sein de la communauté juive en France. Des cris d’orfraie ont été poussés, pour une affirmation pourtant corroborée par l’histoire et le contenu même de cette résolution facilement consultable.
“Le tribalisme juif, au nom de la défense d’Israël et de son existence, ne fait qu’engendrer une autre réaction primaire et viscérale, celle de l’antisémitisme”
Le grand philosophe Karl Popper, contraint de quitter son Autriche natale à cause de la montée du nazisme et de l’antisémitisme dans les années 1930, mettait en garde contre ce qu’il appelait “l’esprit tribal”. Il s’agit d’une mentalité qui serait dominante chez les populations primitives, et qui subsiste encore chez l’homme moderne, le poussant à subordonner sa rationalité et son libre arbitre à l’appel d’une collectivité primaire et traditionnelle (le clan, la tribu…). C’est cet esprit tribal que l’on retrouve actuellement chez une partie considérable des juifs en Europe. Il est à l’œuvre d’une manière encore plus puissante en Israël, où toutes les voix se sont tues pour ne laisser entendre que les cris bruts et gutturaux de la vengeance, de la guerre et de l’anéantissement. La tribu est en marche.
On peut certainement et sans ambages comprendre que les attaques du 7 octobre 2023 aient été un traumatisme, une blessure profonde, une source de deuil et de tristesse pour des milliers de familles en Israël et ailleurs, mais un traumatisme ne peut justifier un autre, celui de centaines de milliers de civils, femmes et enfants, subissant un génocide, une épuration sans précédent dans la région.
Le tribalisme juif, au nom de la défense d’Israël et de son existence, ne fait qu’engendrer une autre réaction primaire et viscérale, celle de l’antisémitisme. Il n’est pas très difficile d’observer que ce cercle vicieux est actuellement en marche, mettant en péril le vivre ensemble et la coexistence entre communautés dans de nombreux pays. Espérons que la voix de la raison et de l’humanisme l’emportera sur l’appel de la tribu.
P.S. L’appel de la tribu est le titre d’un livre autobiographique de l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature, où il trace le portrait de grands intellectuels qui l’ont influencé, dont le philosophe Karl Popper.