Dans l’après-midi du 21 avril dernier, veille de l’Aïd el Fitr, à Mohammedia, des hommes capturent brutalement des chiots qu’ils jettent dans un camion. Une jeune femme, Kenza*, les filme. “Arrêtez, vous n’avez pas le droit” leur crie-t-elle, sans réussir à obtenir qu’ils soient relâchés. La jeune femme fait partie d’un petit groupe de voisins qui a entrepris, il y a un peu plus d’un an, de vacciner et stériliser les chiens errants du quartier et des environs, réussissant à en “taguer” une bonne vingtaine, soit la majorité de la population.
“Le TNVR (stériliser, vacciner et relâcher) est une alternative non seulement plus ‘humaine’ mais surtout plus efficace pour réguler le nombre d’animaux errants”, rappelle-t-elle en évoquant sa panique cet après-midi-là, et “le sang dans les cages du camion”. Avec un voisin, elle suit le camion, qui, sa tournée terminée, les conduit à la fourrière de Casablanca à Hay Mohammadi. “Là-bas, munie de leur carnet de santé, j’ai réussi à récupérer les chiots. En voyant tous ces chiens en cage, qui gémissaient et que je ne pouvais pas sauver, je me suis mise à pleurer. Un employé m’a demandé : ‘Que se passe-t-il ma fille ? Ton chien a été piqué ?’.”
Un sinistre buzz
Le camion en question appartient à Casa Baïa, une des sociétés de développement local (SDL) auxquelles les villes délèguent certains services publics. Casa Baïa est chargée de “l’amélioration du cadre de vie à Casablanca” ce qui inclut “la lutte contre les nuisibles et la capture des animaux errants”. Devant l’insistance du petit groupe de personnes qui ont stérilisé et vacciné les chiens du quartier, les employés de la SDL s’engagent à ne plus y revenir. Mais les semaines suivantes, les camions sillonnent plusieurs autres quartiers de Mohammedia, deux jours par semaine.
Une vidéo fait alors le buzz sur les réseaux sociaux : filmée par un militant de la protection animale, elle montre de la fumée qui s’échappe de la cheminée des anciens abattoirs de Casablanca (qui jouxtent la fourrière). Selon l’auteur, les chiens capturés seraient incinérés, un employé de Casa Baïa le lui aurait confirmé. Les animaux sont-ils brûlés vivants ?
La vidéo, qui devient virale, entretient le doute. Quel est donc le sort des chiens capturés dans Casablanca et ses environs ? Pourquoi sont-ils toujours tués alors qu’une Convention signée en 2019 par le ministère de l’Intérieur, le ministère la Santé, l’ONSSA et l’Ordre des vétérinaires prévoit l’application du TNVR ? Comment se fait-il qu’une SDL casablancaise opère à Mohammedia ?
“Les habitants se plaignent, parce qu’il y a trop de chiens errants, mais on n’en a pas ramassé un seul, parce que l’abattage est interdit. Il y a 4 ou 5 mois, on a passé un accord tripartite avec Casa Baïa et Casablanca”
Contacté par TelQuel, le maire de Mohammedia, Hicham Aït Menna (RNI), nous livre quelques réponses, en commençant par souligner que depuis un an, “les habitants se plaignent, parce qu’il y a trop de chiens errants”. Il ajoute tout de suite : “Mais on n’en a pas ramassé un seul, parce que l’abattage est interdit et qu’on ne dispose pas de structure (fourrière ou refuge). Alors, il y a 4 ou 5 mois, on a passé un accord tripartite avec Casa Baïa et Casablanca.”
La convention prévoit que Casa Baïa s’occupe de l’hygiène à Mohammedia, ce qui comprend la dératisation mais aussi la capture des chiens, et ce, précise le maire, “contre une contribution importante de la commune. L’accord inclut la ville de Casablanca, car celle-ci nous permet d’utiliser ses structures (la fourrière, ndlr) et prévoit le TNVR des animaux, pas l’abattage”.
Mais du côté de Casa Baïa, le son de cloche est différent. Youssef Chakour, le directeur de cette SDL casablancaise, commence par nier qu’un accord existe entre cette dernière et les communes de Mohammedia ou Dar Bouazza, avant de lâcher un “en tout cas, rien n’a encore été signé”, et de préciser : “Un de nos camions s’est rendu par erreur à Mohammedia, je crois que c’était pendant Ramadan, c’était une erreur de parcours, ils ont été sanctionnés et les chiens ont été retournés.”
Cette erreur de parcours s’est néanmoins étrangement répétée, les camions de Casa Baïa ayant été vus pendant plusieurs semaines à Mohammedia, et la page Facebook officielle de la ville, dix jours après la fin de ramadan, a publié une photo les montrant garés devant la commune, avec comme légende : “Poursuite du programme de ramassage des chiens errants”.
Le TNVR, ce n’est pas pour maintenant
Quant au TNVR mentionné par le maire de Mohammedia, il n’en est pas question, “du moins pas encore”, nous explique le responsable de l’unité hygiène et salubrité à Casa Baïa qui assure que ce qui bloque surtout, c’est l’absence de structure adaptée à la stérilisation, alors qu’une Convention remontant à mai 2021 prévoyait déjà que la SDL se charge de la construction et de l’équipement d’un refuge ou fourrière animale.
“On a reçu 2,6 millions de dirhams du ministère de l’Intérieur pour construire une fourrière/centre de TNVR à Mediouna. L’appel d’offres a été lancé, l’ouverture des plis devrait se faire après l’Aïd”
Et le responsable d’annoncer : “On a reçu 2,6 millions de dirhams du ministère de l’Intérieur pour construire une fourrière/centre de TNVR à Médiouna. L’appel d’offres a été lancé, l’ouverture des plis devrait se faire après l’Aïd. En attendant la construction de la fourrière, qui devrait prendre moins d’un an, on a installé des blocs modulaires, acquis par Casa Baïa, aux Abattoirs.”
Des blocs modulaires que nous n’avons pas pu visiter et qui ne semblent pas près d’être utilisés : “On commencera la campagne de TNVR dès qu’on aura reçu la liste des vétérinaires participants et la liste du matériel à acquérir par l’Ordre des vétérinaires. Et il faut aussi qu’une Commission (qui comprend des représentants de l’ONSSA du ministère de la Santé, de la commune, etc.) se rende sur place, aux Abattoirs…”
20.000 à 250.000 chiens capturés ?
Le responsable chez Casa Baïa poursuit : “On attrape des chiens errants depuis quelques semaines, on intervient parce qu’on reçoit des plaintes, à cause des nuisances”, précisant que “plus de 500 plaintes et 3600 chiens capturés depuis le début de l’année” (le site de la SDL indique 20.000 ramassages par an, quand la maire de Casablanca a mentionné en septembre 2022 un total de 250.000 chiens capturés sur la même période, ndlr).
“Mais ils ne sont pas tués, on tue seulement les chiens en mauvaise santé ou blessés”, assure le responsable, “les autres, on les garde en attendant la campagne de stérilisation et vaccination en cours de préparatifs. On les met à la fourrière et le surplus est déposé dans la décharge publique de Médiouna. Il y a à manger pour eux là-bas”.
Si nous n’avons pas pu visiter cette dernière, le responsable nous a envoyé une vidéo montrant une vingtaine de chiens en liberté dans le dépotoir. L’homme ajoute : “On a demandé à des ONG de les accueillir, elles n’ont pas répondu présent.”
Une affirmation qui fait tiquer cette responsable d’une association dans les environs de Casablanca. “Les refuges sont pleins”, souligne-t-elle avant de pointer qu’il est “impossible pour des milliers de chiens (la fourrière ne pouvant en accueillir que 300 selon Casa Baïa, ndlr) de cohabiter tranquillement dans la décharge, sans se battre et attaquer les employés. Les chiens sont forcément tués.”
Cette autre militante de la protection animale est encore plus dubitative : “Cette année, après une rafle dans mon quartier, je suis allée à la fourrière, et avec l’aide d’une association, j’ai pu récupérer une chienne dont je m’occupais. Nous l’avons ensuite déposée chez le vétérinaire, qui a dû lui faire trois toilettages car ‘elle était imbibée d’essence’. On ne peut s’empêcher d’en tirer des conclusions.”
Mais à Mohammedia, Kenza* a réussi à établir un contact avec un employé de la SDL qui aime les animaux. Devant sa peur que ces derniers soient brûlés vivants, ce dernier lui a assuré qu’ils étaient “tous piqués, les uns après les autres, avant d’être incinérés”. Kenza n’est qu’à demi rassurée. Si elle espère qu’une mort atroce est épargnée aux chiens de la région, elle s’interroge : “Pendant combien de temps encore va-t-on tuer des chiens alors qu’on sait que ça ne sert à rien ?”
*Le prénom a été changé.
Comment une étudiante a mené une opération de TNVR à Errahma
Durant l’été 2021, une étudiante et des lycéens ont réussi à mener une opération de TNVR sur plusieurs dizaines de chiens à Errahma, un quartier populaire de Casablanca. Quelques mois plus tôt, Sara Ouaddi, étudiante en biologie à Providence (dans l’État de Rhode Island, USA), avait reçu, du programme américain Davis Projects For Peace, une bourse de 89.000 dirhams, auxquels se sont ajoutés des dons, constituant une cagnotte de 110.000 dirhams. Une bourse attribuée pour réaliser une opération de TNVR, tout en sensibilisant à cette pratique.
Avec l’aide d’étudiants des lycées Lyautey et Massignon, Sara Ouaddi a réussi à stériliser, vacciner et/ou soigner près de 150 chiens en cinq semaines.. “J’avais suivi des cours d’épidémiologie dans le cadre de mes études, donc je connaissais les avantages et le principe du TNVR, mais je n’avais aucune expérience. Attraper les chiens, les amadouer, comprendre leurs signaux, leur prodiguer des soins… j’ai tout appris sur le terrain”, raconte-t-elle à TelQuel.
Malgré quelques réticences (d’ordre religieuses), l’initiative a été bien accueillie, note-t-elle, avec de nombreux volontaires signalant des chiens et aidant même à les attraper : “Les gens étaient contents, avec des réactions particulièrement positives de gardiens, très contents de se voir confier les carnets de santé des chiens.”
Sara Ouaddi, qui poursuit ses études aux États-Unis, est maintenant sollicitée par d’autres associations et particuliers cherchant des conseils pour mener des opérations similaires.
Dar Bouazza : les militants et la commune, main dans la patte ?
A Dar Bouazza aussi, le nombre de chiens errants, depuis l’arrêt des campagnes d’abattage sauvages, a beaucoup augmenté, et un accord est prévu entre la commune, la ville de Casablanca et Casa Baïa pour le ramassage des animaux.
Mais dès la première incursion d’un camion de la SDL, Loubna El Ayadi, fondatrice de l’Association Dar Bouazza de protection des animaux et de l’environnement (ADPAE), s’est rendue à la commune avec d’autres militants de la protection animale. “Les élus ont accepté de nous écouter, et leur volonté de trouver des solutions est indiscutable”, assure-t-elle.
Sensibilisé sur les bénéfices du TNVR (des initiatives ayant d’ailleurs été menées dans certains quartiers de Dar Bouazza par des ONG ou des particuliers), et informé de l’inefficacité des campagnes d’abattage, le conseil de la commune s’est engagé à suspendre le ramassage tant que le programme de stérilisation-vaccination n’est pas lancé. “Le problème, précise Loubna, c’est l’absence de structure pour les chiens à Dar Bouazza, comme dans la majorité des communes au Maroc. Et la commune ne dispose pas de terrain pour y construire un refuge adapté.”
Les associations et militants de la protection animale ont donc convenu d’aider la commune en concevant un plan d’action clair pour mettre en œuvre le TNVR à Dar Bouazza, qui mettra l’accent sur la collaboration entre les associations, les militants, la commune et les autorités.