D’un côté, des citoyens inquiets, voire excédés, en raison de la prolifération des chiens errants dans leur quartier, dans leur rue. Les aboiements nocturnes les empêchent de dormir, ils craignent une morsure, ou pire, une maladie comme la rage. Ils sont soulagés lorsque les chiens sont capturés par les communes ou même abattus. De l’autre, des associations de protection animale et des amoureux des animaux qui les soignent et les protègent.
Et ces derniers sont de plus en plus nombreux, en témoigne la vigueur de leur réaction aux campagnes d’abattage qui se multiplient à travers le royaume depuis le début de l’année. Des images souvent très violentes et diffusées massivement sur les réseaux sociaux, choquant les âmes sensibles et interpellant les autres.
Car si l’abattage des chiens errants apparaît à de nombreux citoyens, y compris aux autorités locales, comme une solution radicale mais nécessaire à un grave problème de santé publique, c’est loin d’être le cas.
L’inefficacité des abattages
“Soixante ans d’abattage n’ont rien donné, il y a toujours autant de chiens errants”, relèvent en chœur la dizaine d’associatifs contactés par TelQuel. Ils seraient trois millions d’après les associations et le ministère de l’Intérieur, selon le ratio de 3 chiens pour 10 habitants, système de calcul qui prévaut dans les institutions internationales comme l’OMS. Le Conseil de l’Ordre des vétérinaires évoque quant à lui “une population qui fluctue entre 1,5 et 2 millions de chiens errants”.
“Au-delà de sa cruauté, l’abattage n’est absolument pas efficace. La preuve, c’est que certaines années, on a abattu plus de 200.000 chiens, et il y en a toujours plus”
Comment en est-on arrivés là ? “Au-delà de sa cruauté, l’abattage n’est absolument pas efficace, rappelle le vétérinaire Yassine Jamali. La preuve, c’est que certaines années, on a abattu plus de 200.000 chiens, et il y en a toujours plus. Et en Tunisie, en 2010, ils ont tué 60% de leur cheptel (600.000 chiens). Deux ans plus tard, la population canine était revenue à la normale.”
Une inefficacité qui s’explique également par l’instinct de survie des animaux, comme l’observe au quotidien Julia Nastase, cofondatrice de La Tribu des 4 pattes à Rabat, qui abrite plus de 200 chiens : “Regardez les chiens dits ‘de race’, leurs portées se limitent à quelques chiots, une à deux fois par an. Chez les chiens de rue, chaque portée en compte près d’une dizaine, et les chiennes mettent bas jusqu’à quatre fois par an. Les études montrent que c’est dû à une immunité et un instinct de survie décuplés : plus ils sont malmenés, plus ils se reproduisent pour la survie de l’espèce.”
“Quand on ramasse 30 chiens dans un terrain vague, au bout de quelques jours, d’autres chiens s’emparent du territoire vide (…) les nuisances sont alors amplifiées”
La nature ayant horreur du vide, décimer les chiens d’un territoire est aussi le plus sûr moyen de voir en arriver d’autres pour le repeupler : “Quand on ramasse 30 chiens dans un terrain vague, au bout de quelques jours, d’autres chiens s’emparent du territoire vide, car la territorialité est essentielle dans le fonctionnement du chien. Nouvelles bagarres, aboiements décuplés : les nuisances sont alors amplifiées”, explique Laurence Lallement, fondatrice de l’association Cœur&Act-Ranch Beldi qui pratique le TNVR à Marrakech depuis un an.
“Quand on tue les chiens, on ne règle pas le problème, on l’empire”
Autrement dit, “quand on tue les chiens, on ne règle pas le problème, on l’empire”, résume Loubna El Ayadi, fondatrice de l’Association Dar Bouazza de protection des animaux et de l’environnement (ADPAE), qui a appliqué le TNVR dès 2016. Elle poursuit : “L’abattage reste la méthode de référence dans certaines communes, or, en plus d’être barbare, elle est dangereuse, notamment en raison de l’utilisation d’armes à feu en ville — ce qui est interdit —, elle ternit l’image du Maroc à l’étranger, et est contre-productive. L’idée est de vacciner et stériliser d’urgence à l’échelle nationale, et dans 7 à 10 ans ce sera terminé. Sinon, dans 10 ans, la rage vous dira encore merci.”
L’urgence du TNVR
Car le Maroc est encore loin d’avoir éradiqué la rage, sans parler des autres zoonoses (comme le kyste hydatique et la leishmaniose viscérale). Selon un rapport de l’Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (ONSSA) intitulé “Expériences, défis et enseignements tirés de la mise en œuvre de l’approche One Health dans l’élimination de la rage”, paru en septembre 2022, le nombre de cas de rage dépistés, tous animaux confondus, est de 256 par an.
Cette moyenne est établie sur la période 2004-2021, qui a néanmoins été marquée par une réduction de l’incidence de la rage animale de l’ordre de 64%. Mais le chien, qui représente 28% des cas de rage animale, reste “à l’origine de la grande majorité des contaminations” des autres animaux et des humains (20 personnes contaminées en moyenne par an au Maroc) , d’où l’urgence d’une stratégie pour les vacciner et stériliser massivement.
“Nous savons que ce n’est pas un plaisir pour tous de vivre avec les chiens, mais si vous ne voulez plus de chiens errants dans les rues, il faudra accepter de cohabiter avec eux quelques années, sauf qu’ils seront plus calmes et vaccinés. Quelques années de patience pour un avenir positif pour les citoyens, leurs enfants et le Maroc”, plaide Loubna El Ayadi dans ce sens.
C’est donc un enjeu de santé publique, mais aussi de sécurité. En août dernier, une touriste française décédait des suites des blessures causées par l’attaque d’une meute de chiens errants dans la région de Dakhla. Un mois plus tard, un enfant de cinq ans était mortellement mordu par des chiens errants à Drarga, dans la région d’Agadir.
Le chien qui se mord la queue
Pour ces mêmes raisons, une convention-cadre avait été signée en 2019 entre le ministère de l’Intérieur, le ministère la Santé et de la Protection sociale, l’ONSSA et l’Ordre des vétérinaires, en vue d’appliquer le TNVR, sigle qui signifie Trap, Neuter, Vaccinate, Release. Il s’agit de capturer, stériliser, vacciner puis libérer des animaux là où ils ont été capturés. Le chien retrouve ainsi son territoire, qu’il défend contre toute nouvelle intrusion de chiens non vaccinés et potentiellement enragés.
“Le chien vacciné, déparasité, stérilisé, devient un agent protecteur de la population, en sécurisant son territoire”, explique le rapport de l’ONSSA. Mais pourquoi la mise en œuvre de ce programme se fait-elle attendre depuis 2019 ? “Cette nouvelle approche a été lancée et sera généralisée progressivement dès achèvement de la construction et équipement des fourrières et des refuges par les communes à l’échelle nationale”, poursuit le rapport.
D’après un responsable de la Direction des services publics locaux au ministère de l’Intérieur avec qui TelQuel a pu s’entretenir, la construction de ces dispensaires a pris du retard pendant la période Covid, mais suivrait actuellement son cours : “En 2020, et dans le cadre de la mise en œuvre de la convention de 2019, nous avons adopté un programme pour accompagner les collectivités territoriales à se doter de dispensaires animaliers aux normes. L’idée est de couvrir tout le territoire, car on ne peut pas stériliser les chiens et chats sans infrastructure adaptée.”
Un budget de 54 millions de dirhams a d’ores et déjà été consacré à la construction de dispensaires dans plusieurs communes qui en ont fait la demande. “Les demandes d’appui concernant la construction et l’équipement des dispensaires animaliers sont généralement satisfaites”, assure notre interlocuteur. Reste deux obstacles : le terrain proposé pour accueillir le dispensaire, qui doit répondre à plusieurs critères (éloignement de la ville et raccordement à l’eau et l’électricité notamment), et surtout, “il faut convaincre les communes”, relève notre source.
Convaincre, car le budget dédié à la stérilisation fait défaut : le ministère ne prend en charge que les infrastructures nécessaires, l’équipement et la formation des équipes. “Chaque commune a déjà son propre budget pour la lutte contre la rage et les animaux errants”, rétorque le responsable du ministère de l’Intérieur. Et de poursuivre : “L’ONSSA fournit les vaccins gratuitement dans le cadre de la convention de 2019, et avec l’Ordre des vétérinaires, nous sommes en négociation pour diminuer le prix des actes, afin d’inciter toutes les communes à adhérer à cette approche et accélérer la mise en place du TNVR.”
D’après le Dr Badre Tnacheri Ouazzani, président du Conseil de l’Ordre des vétérinaires, les prix fixés dans le cadre de la convention pour la stérilisation, après deux ans de négociations, sont de 500 dirhams pour un mâle et 800 dirhams pour une femelle. Des tarifs qui seraient en train d’être renégociés, d’après le ministère de l’Intérieur. Badre Tnacheri Ouazzani précise quant à lui que les vétérinaires “sont totalement prêts à contribuer, même si les tarifs proposés ne sont pas très attrayants”.
Les communes joueront-elles le jeu des stérilisations, quand l’abattage reste bien moins cher ? L’Intérieur assure que “toutes les collectivités territoriales sont engagées pour adopter l’approche TNVR” et que “plusieurs communes sont déjà à un stade avancé”, concédant néanmoins que “la transition n’est pas facile, cela prendra un peu de temps”.
En avril, on découvre le premier dispensaire dédié au TNVR à El Arjat, à Rabat : les chiens y meurent de faim, s’entre-dévorent
La preuve, s’il en fallait une : en début d’année, une ONG inconnue, l’Association marocaine de protection des animaux et de la nature (AMPANA), était désignée pour gérer le premier dispensaire dédié à l’application du TNVR dans le cadre de la convention de 2019. C’était à El Arjat, à Rabat. À la tête de cette ONG, le vétérinaire Youssef Lhor, par ailleurs directeur régional de l’ONSSA — organisme qui est, on le rappelle, signataire de la convention de 2019.
Mais quelques mois plus tard, le 5 avril, l’Alliance de la fédération de gauche (AFG) levait le voile sur ce “mouroir” aux portes de la capitale, où des chiens abandonnés à eux-mêmes n’avaient d’autre solution que de s’entre-dévorer pour survivre. Le scandale de trop pour les militants de la cause animale. Et une question qui persiste : en attendant la construction des dispensaires, les négociations des tarifs vétérinaires et l’adhésion massive des communes, que deviendront les chiens errants ?
2023, année charognière ?
Depuis le début de l’année, les associations de protection animale dénoncent une intensification des abattages de chiens errants par les autorités locales. À Tanger, en janvier, soit juste avant la Coupe du monde des clubs, le Sanctuaire pour la faune de Tanger (SFT) dénonçait alors le fait que autorités “essaient de nettoyer les rues des chiens errants avant la visite de la FIFA”.
Dans une déclaration donnée au site d’information The Daily Beast, la fondatrice de cette association, Salima Kadaoui, a assuré qu’en une seule journée, les autorités locales avaient tué 25 chiens pourtant vaccinés et stérilisés par ses soins (son association a pratiqué le TNVR sur plus de 3500 chiens depuis 2016). “C’étaient des chiens adorables et amicaux qui vivaient près des magasins et des cafés autour de la Corniche et tout le monde les nourrissait. Je suis dévastée”, a-t-elle confié au média américain.
Contactée par TelQuel, une bénévole de l’association nous confie, à bout de souffle : “Je ne comprends plus rien, en septembre dernier à Tanger on parlait de programme TNVR, et en octobre on tuait même les chiens tagués. SFT voulait faire de Tanger une ville modèle pour le Maroc et au-delà, prouver qu’on peut tous vivre en harmonie.”
Des efforts réduits à néant, et un revirement qui s’est déjà produit à plusieurs reprises, avec pour conséquence des associations qui se retrouvent avec des centaines de chiens dans leur refuge. SFT en a recueilli plus de 700.
Dans la région d’Agadir, Morocco Animal Aid abrite plus de 500 animaux, et Le cœur sur la patte (Sara Morocco) plus de 700 — sans compter les 250 adoptés par la fondatrice de cette association pionnière, Michèle Augsburger.
En 2016, elle était la première à signer une convention avec une ville — Agadir — pour appliquer le TNVR (pour 400.000 dirhams par an), la commune mettant également à sa disposition la fourrière pour accueillir temporairement les chiens à vacciner et stériliser, avant de les relâcher. Résultat : en deux ans, le programme a bénéficié à plus de 1500 chiens. Jusqu’à un changement à la tête de la commune : “Durant l’été 2018, les abattages et empoisonnements ont repris de plus belle. Relâcher les chiens dans la rue, c’était les envoyer à la mort”, racontait Michèle Augsburger à TelQuel en 2020.
L’association s’est donc retrouvée avec plus de 700 chiens à mettre à l’abri en urgence. “S’ils préfèrent les abattages au TNVR, je ne veux plus être en lien avec la ville”, confiait sa fondatrice. Aujourd’hui, elle se démène pour assurer les 250.000 dirhams de charges mensuelles de son association.
“Depuis quelques mois, les campagnes d’abattage se multiplient à travers tout le pays : on dirait que les communes ont reçu des directives pour se débarrasser d’un maximum de chiens”
“Actuellement, on ne sait pas ce que deviennent les chiens une fois embarqués à la fourrière. Avant l’arrivée de l’été, il y a toujours une augmentation des abattages, et d’année en année, ça ne change rien du tout au problème”, rebondit Julia Nastase, cofondatrice de La Tribu des 4 pattes à Rabat.
Certains militants et associatifs préfèrent nous confier leurs doutes anonymement. C’est le cas de Kenza*, une citoyenne engagée dans le TNVR à Mohammedia, qui nous lance : “Depuis quelques mois, les campagnes d’abattage se multiplient à travers tout le pays : on dirait que les communes ont reçu des directives pour se débarrasser d’un maximum de chiens.”
Une autre source va plus loin dans les suppositions : “Comme le programme a pris du retard, ils tuent massivement avant sa mise en application. Et je crois que l’idée sera d’en stériliser très peu, pour la forme. Cela expliquerait le fait qu’ils ne fassent pas appel aux associations : ils ne veulent pas qu’elles soient témoins de ce qui se passe derrière les portes.”
Le cri des associations
De Dakhla à Oujda, associations et simples citoyens appliquent le TNVR à leurs frais, essayant de sauver les chiens d’un massacre annoncé
“Si le TNVR au Maroc n’est pas de la science-fiction, c’est, pour l’instant, grâce aux associations”, résume le vétérinaire Yassine Jamali. De Dakhla à Oujda, des associations, mais aussi de simples citoyens, appliquent le TNVR à leurs frais, essayant de sauver les chiens d’un massacre annoncé.
Le 2 mai, 23 ONG réunies en collectif, vite rejointes par une vingtaine de plus, diffusaient une lettre ouverte à l’attention des plus hautes autorités du pays. Une initiative lancée par Ali Izddine de l’association SPA Maroc, qui a également organisé une manifestation devant le Parlement le 3 juin dernier pour protester contre la non-application du programme TNVR.
Dans son communiqué, le collectif d’associations déroule les arguments sur l’inutilité des abattages, avant de dénoncer “le détournement, dans la lettre comme dans l’esprit, des clauses contractuelles de la Convention de 2019, notamment en ce qui concerne la gestion déléguée du programme TNVR à des associations inexpérimentées et sans historique de travail, dont la création est injustifiée (référence au scandale du dispensaire d’El Arjat, ndlr) ou à des entreprises privées sans expérience dans le domaine du bien-être animal et de la connaissance canine ou féline”. Le texte a été déposé au Palais, ainsi qu’aux ministères et institutions concernés.
“Nous disons simplement aux autorités de faire appel aux associations qui ont des infrastructures et qui sont capables de devenir des centres pilotes en attendant que les dispensaires d’État soient en service”
Le 31 mai, le ministère de l’Intérieur répondait via communiqué de presse, annonçant avoir pris “plusieurs mesures” pour accélérer la mise en œuvre du programme TNVR. “C’est un signal encourageant. Moins de 30 jours après, des instructions ont été données”, salue Laurence Lallement depuis Marrakech, qui en profite pour rappeler que “les associations ne sont pas peuplées d’utopistes, mais de médecins, avocats, communicants, de gens qui connaissent bien le problème. En revanche, espérer que les abattages s’arrêtent du jour au lendemain, ça c’est utopiste”.
Et de conclure : “Nous disons simplement aux autorités de faire appel aux associations qui ont des infrastructures et qui sont capables de devenir des centres pilotes en attendant que les dispensaires d’État soient en service. Et prolonger ensuite la mission permettrait d’aller plus rapidement dans l’application du TNVR. Main dans la main, on peut y arriver.”