La scène se passe dans un restaurant de Bouskoura. Les grillades fumantes nimbent le lieu d’un nuage épais. Quelques chats slaloment entre les tables à l’affût d’un petit morceau de viande. Sur une esplanade géante, des centaines de tables sont disposées les unes presque collées aux autres. Ici, une famille de quatre personnes peut déjeuner à 500 dirhams en moyenne.
Cet édito a initialement été publié le 19 mai 2023
En ce dimanche, pourtant ensoleillé, la clientèle est clairsemée. Il y a à peine trois ans de cela, la densité humaine était telle, dans ce vivier de la classe moyenne, que les serveurs, portant leurs plateaux garnis de côtelettes, parvenaient à peine à mettre un pas devant l’autre. Ce n’est plus le cas.
Un couple accompagné de deux enfants, huit et dix ans à vue d’œil, s’apprête à quitter les lieux. Le serveur débarrasse la table, enroule d’un geste leste une nappe en papier jonchée d’os, de noyaux d’olives et de bouchons de bouteilles de limonade. Déjà, il présente l’addition d’un geste sec au père de famille. Ce dernier en prend longuement connaissance. Un rictus lui défigure le visage.
Il plonge une main fébrile dans ses poches, en retire un portefeuille écorné dans lequel il fourrage avec une nervosité palpable. Il compte ses billets et adresse un regard affolé à sa femme. Elle a compris que le compte n’y était pas. Sans mot dire, elle ouvre son sac et en sort une carte bancaire qu’elle tend avec résignation à son conjoint. Celui-ci règle la “douloureuse” et enjoint furtivement à sa famille de vite se faufiler vers la sortie, encombré par un sentiment d’amertume. Quelques regards indiscrets ne ratent rien du spectacle.
Cette scène est devenue presque banale, tant la classe moyenne a été laminée par trois ans de crises successives. Victime d’un ébranlement radical de son pouvoir d’achat, elle est contrainte de calculer, d’arbitrer en permanence sur des dépenses naguère accessibles. Avec une inflation alimentaire de 18,4% en année glissante, ses revenus réels subissent une érosion fulgurante, poussant ce cœur battant de l’économie marocaine, la classe moyenne, vers un déclassement express.
“La classe moyenne agonise. Mais elle agonise comme à son habitude, en silence”
Sonnée par la parenthèse pandémique qui a décimé le marché du travail à hauteur de 800.000 emplois perdus ; esquintée par la montée en flèche des prix à la pompe, ignorée par le gouvernement qui, au lieu de baisser l’IR sur les salaires, a choisi de baisser l’IS sur les entreprises ; éreintée par une banque centrale qui persiste à hisser les taux directeurs, plombant l’économie sans effet sur l’inflation, la classe moyenne agonise. Mais elle agonise comme à son habitude, en silence.
Ce sont des milliers de petits moments d’impuissance comme celui décrit plus haut qui rythment désormais son quotidien. Incapacité d’honorer les traites de la voiture et de l’appartement, difficulté à remplir le caddie, impossibilité de prévoir quelques jours de vacances en famille, règlement in extremis des factures Lydec ou Redal, etc. Les éléments se sont déchaînés sur cette catégorie de Marocains. Pis, l’informatisation à outrance des circuits de paiement produit des situations où les gens sont traqués, harcelés pour la plus petite journée de retard sur une facture.
“Et que dire des grandes surfaces qui se repaissent de l’appauvrissement de la classe moyenne en maintenant des prix hors-sol, sans que le gouvernement n’intervienne?”
Les agios s’accumulent, les commissions de gestion de compte diverses et variées s’entassent comme une montagne, les dettes s’accroissent, et comme vient de le déplorer le Conseil de la concurrence, les prélèvements injustifiés sur le moindre paiement en ligne taillent des croupières dans les portefeuilles des salariés. Et que dire des grandes surfaces qui se repaissent de l’appauvrissement de la classe moyenne en maintenant des prix hors-sol, sans que le gouvernement n’intervienne. D’autant que l’inflation n’a jamais donné lieu à une hausse des salaires dans le secteur privé, profitant surtout aux grands groupes oligopolistiques qui dopent leurs marges sans que personne n’y trouve à redire.
En Europe, les Exécutifs mettent la pression sur les enseignes de grande distribution alimentaire afin qu’elles baissent leurs marges au bénéfice du consommateur. Ici, le sujet n’a jamais été mis sur la table. Le consommateur encaisse de plein fouet les anomalies de cette jungle libérale qu’est devenu notre pays, affranchi, hélas, de mécanismes de régulation rigoureux. Dans le secteur bancaire, si les taux d’intérêt débiteurs ont crû à concurrence de la hausse du taux directeur de BAM, les instruments d’épargne de la classe moyenne offrent toujours des rendements ridicules. A peine 1,5% pour le compte sur carnet, soit, après ajustement à l’inflation, un taux réel négatif.
Mais comme la classe moyenne évolue dans la discrétion et n’est représentée ni par les syndicats ni bien entendu par le patronat, son épreuve passe sous silence. On peut le dire sans se tromper : elle aura agi à son corps défendant de variable d’ajustement aux politiques inégalitaires du gouvernement et servi de pare-chocs aux polycrises en cours. L’injustice dont elle fait l’objet n’intéresse simplement personne. Puisse ce texte modeste qui prend acte de son calvaire lui apporter un peu de baume au cœur. Faute de mieux.