[TRIBUNE] Abderrafi Lahbabi : “Où est la politique de la ville dans le nouveau modèle de développement ?”

Encore au milieu du siècle dernier, la ville était considérée comme un mal inéluctable. Elle était l’exécutoire de toutes les fatalités : exode rural, bidonvilles, chômage, dislocation sociale, aliénation culturelle, insécurité... Ceci n’a pas empêché la progression de la population urbaine du Maroc, passée de 5 % au début du siècle dernier à près de 60 % actuellement.

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Vue de la marina de Casablanca. Crédit: Casablanca Marina / Facebook

Aujourd’hui, la perception de la ville a radicalement changé. Maintenant, elle est considérée plutôt comme un atout : elle est une force productive pour les économistes, une promesse de modernité pour les sociologues, elle est aussi une interface inéluctable dans un monde globalisé.

Abderrafi Lahbabi, architecte-urbaniste.

La vie urbaine contemporaine, de plus en plus exigeante et connectée, développe des besoins nouveaux et pressants auxquels doivent répondre la gestion et le fonctionnement de la ville.

1.     De la politique de la ville

S’agissant de la réflexion autour du modèle de développement actuellement en cours dans le pays, on doit s’interroger sur la place à accorder aujourd’hui à la ville en tant que vecteur de développement porteur d’une urbanité contemporaine, en termes de qualité de vie et de valeurs nouvelles. La lecture de l’histoire des villes nous apprend beaucoup sur le rôle et la fonction, chaque fois renouvelés, de la ville à travers les changements économiques, sociaux, politiques ou technologiques.

On définit la politique de la ville comme une action publique participative, basée sur une approche horizontale, visant à réduire les manifestations d’exclusion sociale et spatiale. Elle vise la réduction des écarts de développement entre les parties de la ville et l’amélioration des conditions de vie de ses habitants : éducation, emploi, logement, environnement, sécurité, délinquance.

Des questions qui relèvent de “la politique de la ville”. Un concept moderne introduit dans les attributions gouvernementales, il y a une dizaine d’années, en vue de décliner une vision et des moyens en mesure de rendre la ville viable, fonctionnelle et épanouissante.

“Force est de constater que l’impact de la politique de la ville à ce jour sur le quotidien des usagers dans la vie urbaine n’est pas palpable”

Abderrafi Lahbabi

Force est de constater que l’impact à ce jour sur le quotidien des usagers dans la vie urbaine n’est pas palpable. C’est sans doute le moment de définir les contours d’une “urbanité” pour le Maroc d’aujourd’hui et d’inscrire clairement la vision de la politique de la ville dans le cadre du nouveau modèle de développement. La politique de la ville n’est pas une politique municipale, elle est la vision globale et collective du rôle de la ville dans les choix de société.

Il suffit d’observer les villes qui, de par le monde, ont gagné le pari de leur mutation pour comprendre que cette reconquête de la vie urbaine de qualité passe nécessairement par une “politique de la ville” ; basée sur une lucide action en matière d’aménagement des espaces publics, d’équipements communautaires et de transport collectif, tout en mettant l’homme et l’environnement au centre des préoccupations de la planification urbaine.

2.     Les limites des plans d’urbanisme

Les plans d’urbanisme régissant nos villes se réduisent à des plans de zonage traitant essentiellement le droit d’occupation des sols et quelques règles de constructibilité des parcelles. Ils régissent les hauteurs d’immeubles, les reculs de voisinage et les emprises des voies publiques (la fameuse note de renseignement délivrée par les agences urbaines).

“La politique d’élargir les voies, de créer des parkings, des ponts et des trémies sera toujours en deçà de la demande tant qu’on ne se donne pas les moyens de réduire la place de la voiture au profit d’autres modes de transports”

Abderrafi Lahbabi

Ces plans sont conçus fondamentalement comme des tracés de l’infrastructure viaire pour accompagner l’extension horizontale de la ville. Les conséquences de cette logique bienveillante pour la voirie et la voiture font de la ville une entité surdéterminée par les effets de la circulation mécanique. La politique d’élargir les voies, de créer des parkings, des ponts et des trémies sera toujours en deçà de la demande tant qu’on ne se donne pas les moyens de réduire la place de la voiture au profit d’autres modes de transports collectifs et de la mobilité douce.

Ce modèle d’urbanisme de zonage génère la ville sans âme et sans vision, loin de produire les conditions spatiales pour l’émergence d’une urbanité contemporaine en tant que qualité de mode de vivre ensemble. Puis, il y a cette fâcheuse idée de penser qu’avec le plan d’urbanisme, l’administration est en mesure de gérer la dynamique de la vie urbaine, comme si le droit d’urbanisme était suffisant pour donner une âme et un sens à la ville.

3.     Le logement : seule offre urbaine

Quand il y a une trentaine d’années, la production de logements est passée dans la sphère du rendement économique sous prétexte de parer au plus urgent et d’offrir le maximum de logements, de larges franges d’urbanisation avaient été déclenchées par des opérations successives de lotissements. Hors d’une vision cohérente et équilibrée de la ville, le logement de mauvaise qualité se généralise en faisant fi des besoins de la vie communautaire et des équipements d’accompagnement.

Le jardin Al Firdaous bordant le lac dOulfa.Crédit: DR

Aussi, à l’occasion de l’expérience de confinement, on se surprend à découvrir des failles de cette urbanisation réduite à la seule offre de logement. On découvre le vide conceptuel en matière d’urbanisme et d’architecture : qualité constructive, contrôle des densités, espaces publics et espaces verts, mixité sociale et programmatique… Autant de questions qui nous interpellent sur le risque de voir dans les années à venir ces grands ensembles immobiliers, sans qualité, devenir des ghettos et des creusets de problèmes sociaux.

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On peut constater également comment le manque d’équipements d’accompagnement conduit la rue à jouer le rôle de plusieurs fonctions urbaines à la fois. Elle supporte la circulation, le commerce, l’activité informelle, la flânerie, le jeu pour enfants ou encore comme refuge pour les sans-abri. Cette confusion-profusion d’activités contribue à la congestion fonctionnelle et à la concentration des densités urbaines. À l’origine de cet état de fait, non seulement l’économie informelle et la pauvreté sociale, mais aussi un urbanisme qui n’accorde pas l’attention nécessaire à l’aménagement de l’espace public et des équipements d’accompagnement.

4.     Les transports publics : priorité absolue

La question de la mobilité est cruciale dans la dynamique d’urbanisation de la ville et de l’aménagement territorial. Casablanca de plus en plus étalée, fragmentée et discontinue, ne peut fonctionner sans un bon système de circulation des hommes et des biens. Autrement dit, l’avenir de la métropole n’est pas viable sans un système de circulation fiable.

“Il appartient à l’administration de l’urbanisme de s’assurer de la desserte en transports publics pour toute nouvelle urbanisation”

Abderrafi Lahbabi

Il est entendu aujourd’hui que c’est le système de mobilité qui génère la ville contemporaine, il façonne sa capacité de créer un cadre de vie fonctionnel, vivable et attractif. A contrario, toute ville qui n’offre pas un système de mobilité efficace couvrant l’ensemble de son territoire métropolitain risque de connaître de graves crises structurelles et de finir par entrer dans le club des villes du chaos peu enviables du tiers-monde.

On doit relever que dans ce modèle de croissance urbaine basé sur l’étalement à l’horizontale de la ville, la bataille est perdue d’avance en faveur de la voiture. Cette dernière continuera à dominer la ville avec son lot de nuisances et de pollution. Les principales conséquences de cette logique du tout-voiture est une ville marquée par la désintégration de l’espace urbain avec ses effets négatifs sur les piétonniers, les handicapés ou les personnes âgées, sans oublier les conséquences comportementales en termes d’incivisme et d’accidents de circulation.

Pour l’architecte et urbaniste, “le retard pris par Casablanca dans le domaine des transports publics est considérable”.Crédit: Rachid Tniouni / TelQuel

Le retard pris par Casablanca dans le domaine des transports publics est considérable. Actuellement, à peine 13 % des Casablancais empruntent les transports en commun. Des usagers perdent parfois trois heures de transport par jour et une grosse partie de leur revenu dans le coût des déplacements. C’est un non-sens économique et aussi une tendance à la marginalisation et ghettoïsation de larges parties de la métropole. Les sociologues relèvent ici une manière de créer la ségrégation socio-spatiale par la difficile mobilité urbaine.

Le Plan de déplacement urbain (PDU), établi depuis une quinzaine d’années, reste très en deçà des besoins de la métropole de 50 kilomètres de diamètre. Il aura rempli son pari quand il commencera à faire reculer l’usage de la voiture personnelle et à desservir l’ensemble du territoire métropolitain. Peut-on encore accepter que des concentrations urbaines comme Daroua, Rahma, Mediouna et bien d’autres urbanisations périphériques, appelées indûment “villes nouvelles”, ne soient pas reliées à la ville et entre elles par des systèmes de transports collectifs de masse rapides et fiables (trains, RER, tramways, bus…) ?

On peut se demander comment dans la quantité de capitaux, de taxes et d’impôts qui circulent dans le secteur de l’immobilier, on ne dégage pas la part nécessaire pour le financement du transport collectif. On sait aussi qu’à toute autorisation administrative d’urbanisation de nouvelle zone, sont exigées les dessertes en eau potable, électricité et assainissement. Il est curieux que la desserte par les transports publics ne soit pas également requise. Autrement dit, à l’instar des exigences demandées pour les autorisations de lotir, il appartient à l’administration de l’urbanisme de s’assurer de la desserte en transports publics pour toute nouvelle urbanisation.

5.     À la reconquête de la ville : espace public et piétonnisation

Il suffit d’observer les villes qui ont gagné le pari de leur mutation et de modernisation urbaine pour comprendre que cette reconquête de l’espace urbain passe nécessairement par une vision stratégique d’urbanisation basée sur l’aménagement des espaces publics piétonniers. C’est le cas de toutes les villes européennes qui ont adopté une “politique de la ville” visant à libérer les centres-villes de la voiture, et à mettre l’usager et l’environnement au centre des préoccupations d’aménagement.

Projet d’étudiants de l’Ecole d’architecture et de paysage de Casablanca sur la création d’espaces publics et piétonisation de quartiers de Casablanca.

Faut-il rappeler que 53 % des Casablancais se déplacent à pied et que le plus gros des investissements communaux va aux aménagements et à l’élargissement des voies carrossables. Peu de cas est accordé à tous ces piétonniers qui doivent vivre en conflits permanents avec la circulation mécanique. Il est temps d’accorder toute la place nécessaire aux aménagements des espaces publics, de zones piétonnières, de pistes cyclables… Ceci suppose un préalable incontournable : le développement de systèmes de transport en commun denses et couvrant l’ensemble de l’aire métropolitaine.

On se prend à rêver de voir chaque commune ou grand quartier expérimenter des espaces publics et zones piétonnières pour la socialisation et le partage. C’est la condition nécessaire pour faire reculer la dictature de la voiture et restituer la ville aux citoyens.


Abderrafih Lahbabi est architecte DPLG et docteur en sciences urbaines. Il a été directeur de l’urbanisme au ministère de l’Habitat avant de rejoindre l’exercice libéral et réaliser de nombreux projets. Il est co-fondateur et directeur pédagogique de l’École d’architecture et de paysage de Casablanca.