David Goeury : “La campagne électorale sur les réseaux sociaux pourrait créer aussi bien de l’engagement que du désengagement”

Pas de grands meetings cette année pour les partis politiques. Covid oblige, les partis sont pénalisés par l’impossibilité de tenir des réunions électorales ou leurs conseils internes pour les élections du 8 septembre. Bien qu’il soit en marche, le processus électoral 2021 est inédit vu la limitation des rassemblements à 25 personnes. Quel impact ce contexte aura-t-il sur l’issue des scrutins ? Analyse avec David Goeury, géographe et membre de l’initiative Tafra, qui vise notamment à analyser les enjeux institutionnels et politiques du Maroc.

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Trente-deux partis ont des candidats pour les élections de septembre. Crédit: Fadel Senna / AFP

TelQuel : À deux semaines des élections législatives, régionales et communales, quel état des lieux de la campagne électorale dressez-vous ?

David Goeury, membre de Tafra, géographe et chercheur au laboratoire Médiations à la Sorbonne.

David Goeury : Nous sommes dans une situation particulière. La campagne électorale a commencé très tôt du fait des élections professionnelles. Les prochaines élections du 8 septembre s’inscrivent dans la continuité d’abord des élections syndicales qui ont eu lieu en juin, et des élections professionnelles en août.

De ce fait, les partis politiques sont déjà en campagne depuis plusieurs mois mais autour de réseaux spécifiques : soit des réseaux de militants dans le cadre des élections syndicales, soit des réseaux de notabilité dans le cadre des élections professionnelles.

Si on fait le bilan, deux tendances émergent : le parti de l’Istiqlal a réussi à mobiliser un nombre croissant de militants lors des élections syndicales autour de l’UGTM et à élargir ses réseaux lors des élections professionnelles ; le RNI a de son côté mobilisé de façon très intense les réseaux professionnels et est arrivé largement en tête le 8 août en multipliant par presque deux son nombre d’élus.

En revanche, nous avons observé le déclin du PJD à la fois auprès des salariés du public, l’UNTM n’ayant pas réussi à avoir le seuil des 6 % pour participer au dialogue social, mais aussi son effondrement au sein des élections professionnelles, puisque c’est le parti qui a eu le plus faible taux de conversion entre le nombre de candidats et le nombre d’élus : 6,3 %.

Comment s’organisent les meetings et les rassemblements électoraux à l’approche des élections communales, régionales et législatives ?

En ces temps de pandémie, il est difficile d’organiser des meetings tels qu’ils étaient prévus pour les campagnes précédentes. Cependant, des initiatives apparaissent sur de nouvelles formes de regroupement. La stratégie consiste à organiser des meetings avec un nombre limité de participants.

À ce moment-là, le chef du parti organise un meeting provincial où il invite un représentant ou deux par commune, afin de respecter la distanciation sociale. Il est aussi possible de filmer le meeting de façon à construire une image où l’on donne le sentiment de deux choses : l’image du zaïm où le chef du parti s’adresse à tout son parti, tout en donnant l’idée d’un moment d’émulation au sein des militants, comme l’a fait le RNI avec un meeting filmé ou Aziz Akhannouch est au centre des militants assis dans des gradins.

Aziz Akhannouch, président du RNI, le 6 février 2021.Crédit: RNI / Facebook

Mais il n’est plus possible de réunir 2500 à 3000 personnes dans un même lieu et donner le sentiment qu’ils font corps ensemble afin de créer une émulation collective et donc rendre l’idée de victoire possible.

Les meetings sont des lieux de diffusion de la pandémie mais aussi la campagne de proximité. À titre d’exemple, Omar Jazouli, l’ancien président de la commune de Marrakech est décédé des suites du Covid-19. Et ce après le lancement de la campagne pour soutenir les candidats de l’Union constitutionnelle (UC) à Marrakech, notamment dans le travail de porte-à-porte auprès des artisans et commerçants dans le cadre des élections professionnelles. Ceci a amené les chefs de parti à être plus prudents.

Certains organismes appellent à repenser les processus électoraux en temps de Covid et à mobiliser les outils numériques. Dans ce contexte, l’association Tafra a lancé une plateforme intitulée Mountakhaboun pour permettre aux citoyens d’avoir accès à l’information. Les réseaux sociaux et le distanciel peuvent-ils remplacer le processus traditionnel de mobilisation électorale ?

Les observations qui ont été faites sur les campagnes sur les réseaux sociaux ont montré qu’il n’y a pas de corrélation entre celles-ci et les résultats de vote. Les dernières élections régionales en France le prouvent. Il y a eu une intense campagne de l’extrême droite très relayée sur les réseaux sociaux dans le contexte particulier de la pandémie et pourtant, elle a fait un score électoral extrêmement faible par rapport aux sondages qui ont précédé l’élection. De ce fait, les campagnes sur les réseaux sociaux créent aussi bien de l’engagement que du désengagement.

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Si on prend l’exemple de l’élection de Donald Trump en 2016, sa victoire a été facilitée dans certains comtés-clés par des stratégies complexes de ciblage sur les réseaux sociaux. Ces stratégies misaient sur un surengagement pour les électeurs pouvant être pro Trump afin de les motiver à voter davantage. Ainsi se multipliaient les contenus visant à participer du désengagement des électeurs qui avaient voté pour Barack Obama afin qu’ils ne soutiennent pas Hillary Clinton. Comment ? En mettant en avant les questions de genre, de race et d’équité. Ceci a marché dans un contexte américain très singulier où des comtés-clés peuvent faire basculer le vote.

On a observé la même stratégie pour le Brexit, avec une campagne sur les réseaux sociaux pro Brexit, à même de créer une surmobilisation et en même temps un ciblage visant à la démobilisation des pro Union européenne. Cependant, les élections du 8 septembre au Maroc sont bien plus complexes du fait du cumul d’enjeux locaux, régionaux et nationaux.

En Tunisie par exemple, lors des élections municipales de 2018, à la Marsa, nous avons noté une intense activité sur les réseaux sociaux des listes indépendantes qui sont arrivées en tête aux élections. Cependant, leur forte présence sur les réseaux sociaux n’était pas liée à des stratégies d’achat de mise en avant de contenu promotionnel sur Facebook, mais à une dynamique militante construite sur près d’une année. Les réseaux sociaux ne se faisaient que l’écho de la montée de cette dynamique militante en relayant les meetings, les débats, le processus participatif de construction du programme et de constitution des listes, attestant d’un engagement croissant.

“Il ne faut pas oublier que les réseaux sociaux ne constituent plus une ouverture sur le monde, du fait des ciblages de contenus opérés par les algorithmes”

David Goeury

Ainsi, dans l’enquête menée auprès des électeurs à la sortie des urnes, les électeurs déclaraient avoir suivi la campagne sur les réseaux sociaux mais avoir voté parce qu’ils étaient liés à la dynamique militante du fait de son intense travail sur le terrain en amont. Par ailleurs, le parti Ennahdha, qui avait très peu investi les réseaux sociaux, a eu un score beaucoup plus élevé que d’autres listes qui avaient beaucoup de présence sur les réseaux sociaux, mais à défaut d’avoir des militants sur le terrain.

Actuellement, au Maroc, on observe des stratégies différentes. Le RNI fait une campagne massive de mise en avant de contenu notamment sur Facebook avec de nombreuses vidéos, ce qui se traduit par des dépenses publicitaires croissantes. Pour chaque thématique de son programme, des vidéos explicatives mettent en avant ses têtes de liste, et cela grâce à une cellule dédiée à la communication. Cette stratégie est associée à de l’achat de promotion de contenu qui cible le milieu urbain afin d’élargir son audience auprès de cet électorat.

Depuis 2017, le RNI a appelé aux inscriptions sur les listes électorales, il a essayé d’inclure la jeunesse en multipliant les conférences. Cependant, cette stratégie peut créer aussi bien de l’engagement que du désengagement des électeurs, notamment suite à la diffusion de vidéos dénonçant l’achat de voix lors des élections professionnelles.

Il ne faut pas oublier que la campagne de boycott née sur ces mêmes réseaux sociaux en 2018 avait ciblé nominativement Aziz Akhannouch. Enfin, il ne faut pas oublier que les réseaux sociaux ne constituent plus une ouverture sur le monde, du fait des ciblages de contenus opérés par les algorithmes, ils plongent l’usager dans une bulle informationnelle qui est sans cesse renforcée.

En revanche, l’Istiqlal a privilégié le microciblage, notamment lors du conflit avec Hamid Chabat à Fès. Enfin, le PJD et la FGD ont privilégié jusqu’à présent une campagne militante dans laquelle les militants s’investissent beaucoup pour débattre et faire connaître leurs candidats auprès de leurs proches sans chercher à promouvoir leurs contenus par les systèmes de publicité proposés par les plateformes.

Cependant, cette dynamique ne doit pas faire oublier les campagnes sur le terrain qui sont très actives depuis plusieurs mois, surtout en milieu rural, avec un moment de mobilisation intense lors des élections professionnelles. Ces campagnes fonctionnent en coordination avec des structures comme des associations de développement local, des coopératives… Loin des grandes rencontres massives, c’est à l’échelle du village : le candidat en question invite ses voisins ou ses proches afin de les inciter à voter pour lui mais aussi, depuis quelques semaines, pour le symbole du parti auquel il est affilié.

Les partis pourront-ils s’adapter aux nouvelles mesures de restriction ? Qu’en est-il des citoyens ? Seront-ils mis en confiance, même à distance ?

Les partis politiques n’ont pas eu réellement besoin de s’adapter, car on a deux types de partis politiques : les partis principalement de militants, à savoir le PJD et la FGD, et les autres qui privilégient les réseaux de notabilité. Le PJD mise avant tout sur le renouvellement de la confiance des militants en investissant des têtes de liste de nouveaux profils siégeant dans les communes afin de récompenser des militants pour leur engagement et leur implication durant les six dernières années.

“On a deux types de partis politiques : les partis principalement de militants, à savoir le PJD et la FGD, et les autres qui privilégient les réseaux de notabilité”

David Goeury

Ainsi, pour les listes régionales des femmes, à Casablanca-Settat, l’investiture a été donnée à la septième vice-présidente PJD du conseil communal d’El Jadida ; à Rabat-Salé-Kénitra, à la troisième vice-présidente du conseil communal de Khemisset ; à Fès-Meknès, à la cinquième vice-présidente du conseil communal de Fès ; à Tanger-Tétouan-Al Hoceima, à la quatrième vice-présidente du conseil communal de Chefchaouen ; et à Souss-Massa, à la troisième vice-présidente du conseil communal d’Agadir.

Le PJD n’a pas hésité à écarter des candidatures, qui étaient historiques, de personnes cumulant des mandats de président de commune et de député. Les débats internes très virulents au sein du PJD quant à la question de la reconnaissance d’Israël et de la légalisation du cannabis, ont électrisé les réseaux militants et permis de dynamiser la mise en campagne électorale.

Quant à la FGD, malgré les tensions très fortes, on observe actuellement une dynamique de mise en avant de nouveaux profils très jeunes. Pour assurer le renouvellement de la coalition, des appels au bénévolat militant ont été largement diffusés sur les réseaux sociaux. La fédération relance une dynamique militante de proximité misant sur des petits groupes représentés dans les différents quartiers des métropoles, ce qui avait porté notamment l’ascension de la FGD en 2015 à Rabat puis en 2016 à Casablanca. 

Les autres partis misent sur des figures de notabilité. L’investiture est donnée à une personne ayant les ressources nécessaires pour sa campagne. Ces ressources vont du réseau économique, aux réseaux tribaux, ou encore familiaux. Le notable dispose d’une clientèle bien définie qu’il a constituée depuis des années sur la longue durée. De ce fait, il n’a pas besoin systématiquement de grands meetings. Il active ces réseaux à travers des repas et surtout des affidés qui relaient sa campagne en allant au contact des familles.

Pour de nombreux jeunes Marocains, la politique est un jeu dans lequel on change de place mais sans changer de politique. Pensez-vous que la communication digitale les réconciliera avec la politique ?

Les jeunes Marocains sont dans des situations de grande défiance, surtout chez la tranche d’âge allant de 18 à 25 ans. Parmi eux, seulement une minorité souhaite avoir une expérience politique (2 % seulement s’engagent dans un parti politique). De plus, pour la tranche d’âge allant de 25 à 35 ans, nous remarquons un désengagement vis-à-vis des partis politiques, associé à un discours de plus en plus critique. Pourquoi ? Car il y a eu un double phénomène.

“Dans de nombreux partis, les jeunes promus sont des héritiers des figures historiques. Cela se traduit par un très fort désengagement des autres jeunes”

David Goeury

En premier lieu, une forte compétition au sein des jeunesses des partis pour les postes de prestige ou l’obtention des investitures en position éligible. Or, dans de nombreux partis, les jeunes promus sont des héritiers des figures historiques. Cela se traduit par un très fort désengagement des autres jeunes qui associent les jeunesses des partis à des lieux de reproduction des notabilités familiales.

En second lieu, très peu de partis arrivent à conserver leurs jeunes militants, car c’est un travail très difficile. Les jeunes qui s’engagent entre 18 et 25 ans n’ont pas de charge de famille. Or quand leurs responsabilités professionnelles et familiales augmentent, nombreux sont ceux qui abandonnent tout engagement, d’autant plus si les partis n’ont pas développé une cause dans laquelle ces jeunes peuvent se retrouver et s’engager.

En effet, ce qui a permis au PJD pendant de nombreuses années de conserver sa jeunesse militante, ce sont les nombreuses associations d’obédience PJD, mais orientées vers des actions caritatives ou à vocation culturelle et religieuse. Enfin, le parti doit être à l’écoute de sa jeunesse militante. En 2015, le PJD a été accusé de privilégier ses militants historiques, désormais relativement âgés pour diriger les grandes communes urbaines, au lieu d’opter pour le renouvellement. En 2021, le message semble avoir été entendu par le PJD qui a investi une nouvelle génération dans de nombreuses localités.

Enfin, les jeunes militants ne souhaitent pas se contenter d’un engagement sur les réseaux sociaux, ils veulent agir concrètement sur le terrain.

Qu’en est-il des régions marginalisées, seront-elles impliquées dans ces élections aussi bien que les régions centralisées en ce temps de crise ?

En fait, dans les zones marginalisées, le taux de participation est très élevé, car justement l’élu a une fonction extrêmement importante de député de service. En d’autres termes, il doit chercher les financements nécessaires pour le déploiement des infrastructures.

De plus, dans les espaces ruraux, l’élection est aussi un moment pour envoyer un message politique au reste de la communauté. Dans un village, on choisit un seul candidat et on envoie le message de l’unité. Par exemple, deux candidats se présentent pour exprimer des rivalités au sein du groupe, des tensions. L’acte de voter est un moyen de montrer l’unité civique.

Actuellement, les candidats aux élections régionales et législatives cherchent à avoir des relais dans chaque douar pour appeler à voter pour le symbole de son parti, car le 8 septembre, l’écrasante majorité des électeurs votera pour le même parti pour les trois élections en cochant systématiquement le même symbole pour les communales, les régionales et les nationales.