Le Maroc doit-il craindre la crise de la livre turque ? Décryptage de Larabi Jaïdi

La chute de la monnaie turque, qui a pris une nouvelle ampleur le 10 août, fait redouter aux marchés internationaux l'effet de contagion. Comment les relations économiques entre le Maroc et la Turquie, qui s'accélèrent depuis plusieurs années, pourraient-elles être impactées ? Eléments de réponses de l'économiste Larabi Jaïdi.

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Larbi jaidi
Larabi Jaidi Crédit: Capture d'écran YouTube

Amorcée depuis plusieurs mois, la dépréciation de la livre turque s’est soudainement accélérée le vendredi 10 août suite à un tweet de Donald Trump annonçant le doublement des tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium turcs. Cette décision du président américain intervient sur fond de tensions entre Ankara et Washington, liées au sort d’Andrew Brunson, un pasteur évangélique américain détenu en Turquie, dont Trump réclame la libération.

Si la livre turque a perdu 16 % de sa valeur face au dollar le 10 août, sa chute s’était déjà accélérée depuis le début du mois, perdant au total 40 % face à l’euro et au dollar en 2018. Une situation qui s’explique par un endettement important des entreprises turques en devises étrangères depuis une dizaine d’années, conjuguée à une politique de taux d’intérêt faibles pour contrer l’inflation, menée par le président Erdogan.

En Turquie, malgré la bonne croissance de l’économie (7,4 % au premier trimestre 2018), la chute de la monnaie a entraîné une aggravation de l’endettement du secteur privé et de l’inflation, qui réduit le pouvoir d’achat des ménages. Alors que le risque de contagion inquiète les marchés internationaux, comment le Maroc, qui a signé un accord de libre-échange avec Turquie, pourrait-il être impacté ? Décryptage de Larabi Jaïdi, senior fellow à l’OCP Policy Center, spécialisé dans l’économie internationale, le développement social, les relations internationales et les études méditerranéennes.

Telquel.ma: Quelles conséquences la chute de la livre turque pourrait-elle avoir sur les relations économiques entre le Maroc et la Turquie ?  

Larabi Jaïdi : La baisse de la valeur de la monnaie turque peut avoir des effets multiples. Evidemment, il ne s’agit pas de la même échelle que les relations économiques entre la Turquie et l’Europe ou les Etats-Unis, mais depuis quelques années les relations Maroc-Turquie s’approfondissent, sur trois volets : les échanges commerciaux, les investissements d’entreprises turques au Maroc et les marchés publics, dont un certain nombre d’entreprises turques bénéficient au Maroc. Il y a environ 70 à 80 entreprises turques présentes dans divers secteurs tels que le textile, les matériaux de construction, les biens à usage immobilier, le bâtiment, la métallurgie, les plastiques…

L’impact sur les relations économiques entre les deux pays dépend de l’évolution de la situation en Turquie. La crise monétaire va-t-elle s’aggraver? Va-t-elle se transformer en une crise financière? Le scénario d’évolution est encore imprécis. Mais si les conditions géopolitiques, qui sont difficiles dans la région, persistent, il y a peut-être lieu de considérer que cela peut empirer.

Cela tient aussi à la riposte de la Turquie en termes de politique économique. Jusqu’à aujourd’hui, elle ne veut pas prendre de mesure de relèvement des taux d’intérêt. Or, ces taux peuvent avoir un impact à la fois sur l’inflation et sur le financement des entreprises. La Turquie préfère utiliser la Banque centrale pour renforcer la liquidité des banques et des entreprises.

Cette situation pourrait-elle impacter les exportations marocaines vers la Turquie ?

Une crise monétaire de cette ampleur a un effet sur la différence entre les prix intérieurs et internationaux. La Turquie est relativement ouverte, elle importe des biens d’équipement, des biens intermédiaires, mais aussi de consommation, car la société turque a évolué en termes de préférence de consommation. Il est certain que les prix intérieurs turcs vont connaître une évolution qui peut avoir une répercussion sur le pouvoir d’achat des ménages.

Avec la baisse de la valeur de la livre turque, les prix relatifs des produits marocains, et étrangers de manière générale, vont augmenter sur le marché turc. L’impact sur les exportations dépendra du type de produits concernés, de la fluidité de choix des consommateurs, mais également de la possibilité pour les entreprises de revoir leurs marges et leurs prix.

Dans toute situation de choc de cette nature, si les entreprises exportatrices veulent garder leur part de marché, elles sont obligées de s’adapter en réduisant leurs marges et/ou en améliorant leurs offres et leurs prix.

L’inquiétude sur les marchés financiers internationaux grandit. Cela concerne-t-il aussi le Maroc ?

L’effet de contagion se propage quand on bascule d’une crise monétaire vers une crise financière. Ce qu’il faut craindre, c’est que les entreprises européennes et américaines, qui ont des investissements et des marchés avec la Turquie, anticipent le prolongement de cette crise. Elles pourraient vouloir se débarrasser de leurs actifs pour se repositionner sur le dollar ou l’euro. C’est ce qui caractérise le passage d’une crise monétaire à une crise financière. Tout cela ne devrait pas impacter pour le moment le Maroc, parce que les relations financières avec Ankara ne sont pas de grande importance.

Cependant, un impact financier pourrait se faire sentir pour les entreprises turques installées au Maroc, qui risquent de subir la raréfaction de leurs ressources financières dans leur pays. Elles ont la possibilité de se redéployer sur le système bancaire marocain, ce qui dépend aussi de la capacité de réaction de ce dernier à faire éventuellement face à des entreprises turques implantées au Maroc dans des situations financières très tendues. Ces entreprises se financent déjà par les banques marocaines pour leur trésorerie, et certaines également pour le financement de leur exploitation et de leurs investissements. Si la crise financière perdure, les entreprises turques auront besoin de revoir leur mode de financement et leurs rapports avec les banques marocaines.

Le secteur du BTP, dans lequel les entreprises turques sont très présentes et qui a des besoins en trésorerie importants, est-il en première ligne?

Le BTP est un secteur très complexe et multidimensionnel. Il faut distinguer le secteur de l’immobilier des travaux publics. Ce dernier est essentiellement financé à travers les marchés publics, c’est donc une relation entre les entreprises prestataires et l’Etat marocain. La baisse de la valeur de la livre turque sur les marchés publics est plutôt favorable pour l’Etat, qui a intérêt à réaliser les marchés pour se libérer de sa dette envers les entreprises prestataires rapidement, car le coût sera moins élevé que prévu. Ces transactions passent aussi par le paiement en dollar ou en euro. Et là, c’est la parité entre la monnaie turque et le dollar ou l’euro qui est déterminante dans la valeur de ces marchés. Par conséquent, si cette parité baisse, l’Etat va gagner sur ce qu’il va débourser en dollars ou en euros.

En revanche, les travaux publics de petite taille ou l’immobilier, secteurs dans lesquels les entreprises turques ont commencé à se manifester, sont financés en grande partie par le secteur bancaire marocain.

Qu’en est-il de l’impact potentiel sur la grande distribution, dans laquelle l’enseigne turque BIM est très présente au Maroc ?

Dans ce cas, c’est la question du volume d’affaires qui prime sur celle de la trésorerie. La baisse de la monnaie turque va rendre les produits turcs plus attractifs sur le marché national, parce que leur prix unitaire va baisser. Cela peut susciter une demande additionnelle et ainsi améliorer la situation financière du réseau de distribution turc.

Il en est de même pour les produits textiles turcs, qui ont déjà actuellement un avantage comparatif par rapport aux produits marocains de même qualité et nature.

Est-il envisageable que le Maroc prenne des mesures commerciales ou financières par rapport à la Turquie ?

S’il est déjà arrivé par le passé que certains secteurs, comme le textile, soient soupçonnés de pratiquer du dumping, la question ne se pose pas dans ce cas précis, car on ne peut pas, sur la base de la baisse d’une monnaie d’un pays partenaire, qualifier une situation de dumping. La seule riposte qui pourrait être faite, si l’impact s’avérait extrêmement important, c’est de relever les droits de douane. C’est ce qu’ont fait les Etats-Unis, mais avec une dimension géopolitique. Cependant, il ne faut pas oublier que le Maroc a un accord de libre-échange avec la Turquie, il ne peut donc pas se permettre de moduler ou de revenir sur des engagements au niveau des droits de douane.

 

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