“Nous ne connaissons pas notre histoire”, “on nous a enseigné une histoire officielle qui ne dit pas tout”, “de toute façon, personne ne connaît la vraie histoire du Maroc”… Qui parmi nous n’a pas eu droit à ces affirmations, ou qui n’y pas eu recours, lors d’une discussion ou d’un échange à propos d’un fait historique national ? Passionnante, riche, complexe et feuilletonesque, l’histoire de notre pays demeure mal connue, mal enseignée et mal présentée aux Marocains. Pour des millions de nos concitoyens, Ibn Tachfine, Abdelmoumen ou Al Mansour Dahbi ne sont que des noms de boulevards ou d’écoles. Aux yeux des jeunes Marocains, ils apparaissent comme des personnages d’un autre temps, sans intérêt ni importance. À cause de l’effondrement de notre école publique, les élèves sont incapables de les reconnaître ou les situer dans leur contexte, quant à ceux qui fréquentent des écoles privées, ils sont plus familiers de Louis XIV que de Yacoub Al Mansour et de Verdun que d’Anoual ! Et pourtant, quoi de plus vital de nos jours que cette connaissance et mise en valeur de l’histoire du Maroc.
L’histoire n’est pas une succession froide de faits et d’épisodes, une litanie neutre de figures et de souverains. Elle est porteuse de missions et de fonctions. Tout d’abord, elle est au cœur de la construction nationale, de ce grand récit collectif qui nous agrège et nous rassemble. Car la nation est “le souvenir des grandes choses faites ensemble”, selon la belle formule d’Ernest Renan, l’histoire est cet album photo qui maintient ces souvenirs tenaces et inexpugnables face à l’oubli. Notre mémoire collective est faite d’épopées victorieuses et de défaites, d’actes héroïques et d’épisodes sombres et honteux, de grands hommes et de vils personnages. Il faut les connaître et les admettre tels qu’ils étaient. La connaissance de cette histoire, de ses lieux de mémoire, de ses moments de gloire ou de déshonneur, nous permet de regarder le passé en face et d’avancer ensemble. C’est le seul moyen de remédier au ressentiment, à la division et à la revanche d’un passé qu’on préfère mettre sous le tapis. Les événements qui ont ébranlé récemment la région du Rif sont un signal d’alarme. L’utilisation de la figure d’Abdelkrim El Khattabi et du drapeau du Rif par des manifestants doivent nous alerter sur la nature de notre grand récit national et notre rapport à l’histoire.
“Celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut savoir où il va”, disait Antonio Gramsci, cet intellectuel marxiste qui ne dissociait pas le savoir théorique de l’action pratique. Savoir qui nous sommes, et quels chemins l’histoire a empruntés pour enfanter la nation marocaine, est essentiel pour nous repérer dans le présent et nous orienter vers l’avenir. Tout ce que nous entreprenons n’a de sens ni de portée que s’il prend en considération notre histoire, ses potentialités et ses zones de risque. Nous devons apprendre des leçons tragiques des pays arabes, comme l’Irak, la Syrie ou la Libye, qui se sont effondrés, entre autres raisons, car ils ont été construits et édifiés sur des failles sismiques de l’histoire. Cette dernière ne pardonne jamais à ceux qui l’oublient ou nient sa puissance et ses effets.