C’est peut-être un détail pour vous…

Par Yassine Majdi

La décision est rare. Et elle en dit long sur l’état du pays. Par la voix de son ministre des Habous et des Affaires islamiques, Ahmed Toufiq, Mohammed VI a invité les Marocains à renoncer au sacrifice de l’Aïd Al Adha cette année. Une demande non contraignante, dans le cadre d’un discours qui a souligné plusieurs problématiques : une économie sous tension, des marchés déréglés et la capacité de l’État à réguler certains secteurs clés.

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Le discours royal intervient dans le contexte où, plus que jamais, l’Aïd est devenu un marqueur des inégalités sociales qui gangrènent le Maroc. Notre pays traverse une crise économique persistante, aggravée par la sécheresse qui sévit depuis maintenant sept ans et a contribué à réduire dramatiquement les cheptels. L’an dernier, les moutons avaient atteint des prix records, rendant le rituel inaccessible – ou extrêmement cher – à une grande partie de la population. Cette année, tous les ingrédients étaient donc réunis pour faire de l’Aïd à venir un révélateur des frustrations populaires : un pouvoir d’achat en chute libre et un marché spéculatif incontrôlé, qui ont transformé la fête en épreuve pour de nombreuses familles.

“Quand Hassan II avait imposé l’annulation du rituel, Mohammed VI, lui, s’en remet au discernement des citoyens. “Nous invitons Notre cher peuple à s’abstenir d’accomplir le rite du sacrifice de l’Aïd””

Yassine Majdi

En anticipant ces tensions, l’intervention royale vise autant à apaiser qu’à responsabiliser. Et si la méthode choisie rappelle celle de Hassan II en 1996 – lorsque le défunt monarque avait annoncé la suspension de l’Aïd par l’intermédiaire du ministre des Habous –, la différence de ton est frappante. Quand son prédécesseur avait imposé purement et simplement l’annulation du rituel, Mohammed VI, lui, s’en remet au discernement des citoyens. “Nous invitons Notre cher peuple à s’abstenir d’accomplir le rite du sacrifice de l’Aïd”, peut-on lire dans la version traduite du discours. Une approche qui repose sur une confiance assumée envers les Marocains. L’époque où les moqaddems sillonnaient les rues pour s’assurer de l’exécution des ordres royaux semble ainsi révolue.

“Mohammed VI rappelle que l’islam n’impose pas de gêne excessive aux fidèles, surtout en période de difficultés”

Yassine Majdi

Cette posture s’inscrit dans une nouvelle conception de la gouvernance. Avec l’instauration d’une forme de pédagogie politique de la part du souverain, il ne s’agit plus d’ordonner, mais de convaincre les citoyens. De ne pas imposer, mais de démontrer l’intérêt collectif d’une décision. D’abord à travers le volet religieux, lorsque le souverain enfile sa “casquette” de Commandeur des croyants. Mohammed VI rappelle que l’islam n’impose pas de gêne excessive aux fidèles, surtout en période de difficultés. Il s’appuie sur un verset coranique explicite : “Et Il ne vous a imposé aucune gêne dans la religion”. Le roi assume aussi son rôle de chef d’Etat lorsqu’il évoque les “défis climatiques” et “économiques” du pays. Une sécheresse persistante, un pouvoir d’achat en berne, une inflation galopante : les arguments avancés ne relèvent pas uniquement de la foi, mais aussi de la gestion rationnelle des priorités nationales.

Cette décision royale met en lumière une réalité plus préoccupante : le dysfonctionnement du marché du bétail. Ces dernières années, des mesures ont été mises en place par le gouvernement pour tenter d’en stabiliser les prix. Comme l’importation de moutons (avec la signature d’un accord sur l’entrée de 100.000 ovins d’Australie), l’exonération des taxes sur les cheptels et les viandes rouges, et des incitations financières à l’importation (500 dirhams par tête)…

Mais ces dispositifs n’ont clairement pas suffi à contenir la flambée des prix. Une situation qui interroge sur la capacité du gouvernement à réguler un marché miné par les intermédiaires et la spéculation. Le discours royal peut même apparaître comme un constat implicite de l’échec de ces politiques.

L’invitation à renoncer à l’Aïd dépasse donc largement la question religieuse. Elle englobe des enjeux économiques, sociaux et politiques profonds. Mieux encore, elle illustre un changement de paradigme dans la manière dont le roi choisit d’interagir avec les citoyens. Loin des interdictions autoritaires de l’Aïd, l’heure est désormais à la confiance. Il reste à voir si les Marocains, confrontés à une crise économique sans précédent, répondront à l’appel du souverain. Et surtout, si les dysfonctionnements structurels qui ont rendu nécessaire une intervention royale seront enfin sérieusement adressés.

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