C’est une petite phrase, une boutade, à mi-chemin entre l’ironie et la provocation, qui résume pourtant des décennies de changements profonds au Maroc. Cette semaine au parlement, Ahmed Toufiq, ministre des Habous et des Affaires islamiques, a rapporté un échange avec le ministre de l’Intérieur français, le très à droite Bruno Retailleau.
Ahmed Toufiq a répondu au ministre français, qui lui demandait si la laïcité était “choquante”, qu’au Maroc “nous sommes tout autant laïcs que vous”. Le ministre des Affaires islamiques, qui est par ailleurs un excellent historien, a justifié son opinion par le fait que les Marocains sont libres dans leurs choix et leurs actes car il n’y a “nulle contrainte en matière de religion”, comme l’affirme un verset coranique souvent cité. Cette phrase a suscité des réactions, oscillant entre l’incompréhension et le rejet. Et pourtant, Ahmed Taoufiq a parfaitement raison.
Quand on évoque le mot laïcité, on pense instinctivement au modèle français, résultat d’un processus historique et politique propre à ce pays, et qui s’apparente aujourd’hui à un fondamentalisme d’État, à un marchepied pour l’extrême droite dans sa conquête du pouvoir et des esprits, et à un masque dissimulant le visage hideux de l’islamophobie et du racisme. Or, la laïcité ne peut se réduire à un conflit entre État et religion, ni à l’exclusion de cette dernière de l’espace public pour en faire une affaire purement personnelle.
Il existe d’autres modèles dans le monde où la religion s’intègre sans heurts dans l’espace politique : aux États-Unis, pays laïc, les signes religieux sont présents lors de la cérémonie d’investiture présidentielle et même sur la monnaie nationale ; en Grande-Bretagne, autre État laïc, le roi occupe la fonction de gouverneur suprême de l’Église anglicane. On peut multiplier aisément de tels exemples. Si l’on considère la laïcité comme un processus historique et social, où l’organisation de l’État, son fonctionnement, le droit, l’économie et le lien entre pouvoir politique et individus échappent au règne religieux pour relever du domaine temporel et de la délibération humaine, le Maroc serait donc un pays séculier.
Ainsi, au Maroc, tout le système juridique – dont une part considérable est un héritage de la période coloniale – est de nature positive. La loi est élaborée par des députés qui ne se réfèrent ni aux textes religieux ni aux oulémas — lesquels avaient historiquement la charge d’énoncer la règle de droit. Sur des centaines de milliers d’articles, les seules dispositions relevant du droit musulman se limitent au Code de la famille et se comptent sur les doigts d’une main. Même les articles sanctionnant des entorses à la morale religieuse (jeûne du ramadan, homosexualité, relations extraconjugales) ne font pas référence à la Charia, mais au droit français et aux textes hérités du protectorat.
Le lien juridique entre les Marocains est leur citoyenneté, pas leur appartenance religieuse. Les mêmes droits et obligations s’appliquent à tous, qu’on soit musulman, juif ou chrétien. L’État n’intervient pas pour déterminer ou fixer les convictions religieuses et philosophiques des gens. Et ce, alors que pendant des siècles, le lien entre pouvoir politique et individus était exclusivement religieux. L’horizon politique, culturel et social de nos aïeux était entièrement couvert par la religion.
« Comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, nous sommes au Maroc dans un processus de laïcisation que nous faisons semblant de ne pas voir”
Quant au titre de Commandeur des croyants, il s’agit d’une charge symbolique et historique, mais aussi d’une fonction de régulation des affaires religieuses. La Constitution de 2011 a opéré une sécularisation de cette fonction en lui consacrant un article particulier (l’article 41) et en précisant que le roi exerce ses prérogatives nommément religieuses en vertu de ce titre. On est loin du texte et de la pratique de l’ancien article 19 des Constitutions précédentes, dont Hassan II faisait une lecture extensive, aboutissant à l’irruption de la Commanderie des croyants à tous les étages de la vie politique.
Paradoxalement, ce caractère laïc et séculier vaut même pour le seul parti islamiste marocain. Le PJD, au sommet de sa gloire politique, ne menait pas ses campagnes électorales et ne gérait pas les affaires publiques par un discours religieux, mais utilisait un vocabulaire moderne et laïc (gouvernance, lutte contre la corruption). La prédication et le discours religieux ont été séparés par le PJD de la pratique politique, confiés à sa branche associative, le MUR. En résumé : comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, nous sommes au Maroc dans un processus de laïcisation que nous faisons semblant de ne pas voir.