En 1994, la mondialisation en cours depuis la fin de la Guerre froide nous promettait : paix, prospérité et l’effacement des frontières au nom du libéralisme économique et de l’affirmation bientôt universelle de la Démocratie. Trente ans plus tard force est de constater que si le cœur du monde bat au rythme du vaste marché global, les Etats et les peuples s’affrontent toujours de manière existentielle pour leurs espaces territoriaux et que les frontières reconnues ou contestées sont un lieu majeur plus que jamais renouvelé des tensions internationales.
La cartographie est tout à la fois le symbole et l’instrument de la géopolitique. La carte a pour destination essentielle de préciser la souveraineté des Etats sur les territoires, de nommer les lieux et de définir les espaces à travers les nécessaires et essentielles adaptations des communautés humaines aux milieux et à leur environnement naturel et géographique. Elle s’impose comme représentation de référence de l’espace géographique. Mais la planimétrie n’est pas désincarnation. Car si son efficacité pratique vaut preuve de son exactitude, cette exactitude ne signifie pas que la carte rend compte d’une vérité du territoire.
Il n’y pas de carte ni de territoire sans peuple, et un site, un agger, une ligne que l’on nommera frontière porte le nom, toujours précis et identifié d’une langue parlée qui en revendique par la dénomination l’appartenance et l’identité. Cette forme existentielle du territoire va ainsi bien au-delà de l’instinct de propriété et des fonctions cadastrales dans la conception d’appartenance des espaces géographiques. Elle va plus loin encore que la représentation du cadre fonctionnel des pratiques politiques et diplomatiques qui régissent entre le Droit international et les rapports de force, l’ordre et le désordre du monde.
« L’enracinement » nous dit la philosophe Simone Weil, « est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine… Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie ». (1)
La carte et le territoire sont de l’ordre du vivant. L’aurions-nous oublié ?
Du système féodal, en Orient comme en Occident sont nées dans les siècles obscurs les « Seigneuries » donnant le nom d’une « terre » à celui de ses habitants ou de son seigneur. Avec la surface de la terre comme référence et l’inventaire des ressources localisées comme objectif, le tracé de limites, le recensement par unité de surface et leur attribution à des entités géopolitiques, ont traduit la proximité de la cartographie et de l’Etat moderne centralisé.
Plus tard, la voix des assemblées a défini en les précisant plus qu’en les opposant : l’Ailleurs et l’espace de la communauté — comme sanctuaire pour les cantons suisses au Moyen-âge — comme extension nécessaire du monde connu pour les peuples voyageurs, conquérants et marchands : vikings des mers du Nord et de la Baltique, cavaliers nomades de la steppe asiatique, peuples insulaires du grand pacifique, bédouins des terres arides de la péninsule arabique portés par l’Islam.
Car les territoires nomades sont ceux des pistes et des transhumances et leurs Etats une sorte de manteau fait de pièces et de morceaux cousus ensemble, aux différents peuples soumis et intégrés à l’énergie d’un petit nombre conquérant, souvent à l’origine des Empires. Leur réalité comme leur représentation est ainsi de nature mythologique, mouvante et sans cesse renouvelée. (2)
Il existe, on le sait, des formes différentes de « vivre ensemble » sous le même toit. L’Empire comme les fédérations gère les différences et rassemble ce qui est « épars » sous une loi commune. L’Union revêt différentes réalités : dominatrice et centralisée comme le fût l’URSS ; à géométrie variable, trop vite élargie et mal approfondie comme se présente aujourd’hui l’Union européenne dans toute sa complexité et ses difficultés à tenir un rang de puissance. Le messianisme sous toutes ses formes se réfère sans cesse lui aussi au besoin de territorialisation proclamant l’extension universelle de la foi (Daesh de 2011 à 2015) ou de l’idéologie (le communisme au XXème siècle) comme objectif politique essentiel subordonné à un mode unique de gouvernance.
Mais dessiner une carte, c’est tout d’abord se représenter. C’est se définir de manière intime. C’est au-delà de l’usage de la souveraineté dans les rapports de forces et de rivalités de la scène internationale, des systèmes et des « ordres » politiques, une affirmation vivante et consciente d’être au monde.
Car la carte est une représentation du monde, vu de sa fenêtre et de l’âtre de son foyer. C’est aussi et surtout l’héritage de l’histoire et l’expression fondamentale de l’identité des peuples qu’il faut se garder me semble-t-il, de réduire à la seule forme politique d’Etat-nation.
L’Etat-nation, on le sait, est une invention européenne tout à fait récente au regard de l’histoire globale, ce qui n’est pas sans paradoxe, car à peine formés, les Etats européens n’ont eu de cesse durant la courte période de leur suprématie économique et démographique chevauchant les deux derniers siècles telle que l’a décrite Hobswan (3), d’ériger par la conquête des empires coloniaux au nom d’une mission civilisatrice fondée sur leurs dévorantes rivalités. A ce titre, les Atlas coloniaux, colorés à la gloire d’empires « où le soleil ne se couche jamais » figurent « over the seas » une réalité toute autre que celle des Etats de droit où régneraient la concorde et la paix, traçant des limites et des frontières, là où elles n’existaient pas, renversant des formes différentes d’appartenance et de souveraineté, dont le funeste héritage n’est pas partout réglé, aujourd’hui encore…
Ce fut un mirage éblouissant et tout aussi furtif de croire, lors de l’effondrement de l’URSS et de son système d’alliances, que l’ordre international à venir allait se fondre dans un vaste marché global porteur d’une prospérité générale selon les dynamiques apaisées et prospères du libéralisme économique et de la démocratie.
C’était oublier les leçons de l’histoire et le fait que le concept de Paix universelle né de la philosophie des lumières et décrit par Kant s’était très vite dévoyé en darwinisme politique et social à l’ère de l’industrialisation européenne portée par la révolution des communications et l’internationalisation des échanges. Les heurs et malheurs d’un capitalisme triomphant et très concurrentiel ont ainsi en partie aboli la notion de progrès humain et de civilisation universelle, dans l’extrême violence du pacte colonial, des idéologies nationalistes souvent génocidaires, et des deux guerres mondiales culminant dans l’emploi de l’arme nucléaire par la première grande puissance démocratique.
Ainsi, « la fin de l’Histoire » (4) prédite par Francis Fukuyama en 1992 n’a pas eu lieu. Dans un essai plus récent, publié en 2004 constatant, l’erreur de son hypothèse dans le développement et les effets de la globalisation des échanges et de l’anthropocène, ce dernier s’interrogeait alors sur la persistance des dynamiques fondamentales existentielles des peuples et des Etats comme si cette question résonnait désormais dans le vide d’un passé disparu. Ce n’est pourtant pas le cas.
Car les Etats de notre monde contemporain sont issus pour la plupart d’une lente construction, d’un aboutissement entre l’histoire, la géographie et les peuples, décliné sur le temps long. L’analyse géopolitique contemporaine nous demande ainsi de réapprendre la géographie dans la mémoire des lieux et des hommes.
Or, les sociétés consuméristes dominant l’espace mondial mondialisé ne se retrouvent pas dans cette démarche lui préférant fonctionnellement la notion de marché, connecté, immédiat, réactif et flexible. La « société liquide » mondialisée s’organise ainsi, opposant socialement et censitairement les individus entre « green zones » et « zones grises », et de fait sépare les centres d’impulsion économique de la production et des échanges avec les marches périphériques des territoires dominés : « faillis » exclus, hostiles et parfois combattus. Pour les élites nomades de la mondialisation, l’attachement au territoire relève d’un passé archaïque, manichéen et brutal.
Dans cette vision du monde, l’individu, le citoyen, à l’aune de ses choix, droits et devoirs, ne ressort plus du bien commun, de la collectivité et du registre politique qui la fonde et l’organise. Il s’inscrit tout entier dans l’instant, sous les formes judiciarisées de rapports socio-économiques indifférenciés et négociés par la société marchande, encadrés par un état réduit à sa fonction régulatrice. La carte, les territoires et les peuples ne se conjuguent plus, remplacés par l’ultra-précision indifférente et sans âme de la géolocalisation.
Mais dans un monde qui se fragmente, se divise, rivalise et s’affronte directement et indirectement, où la justice internationale parfois inopérante, parfois sélective est hélas, il faut bien le constater, essentiellement contrainte aux rapports de force entre puissances, les peuples retrouvent dans l’énergie qui les anime, la carte mentale de leurs territoires, ravivée et vécue entre l’héritage du passé et les enjeux géopolitiques du présent.
Ainsi et de manière existentielle, les Etats comme les peuples reviennent aujourd’hui dans un désordre mondial shakespearien, fait « de bruit, de fureur », à ce rapport atavique et essentiel avec l’espace et le territoire. Et dans le monde qui vient : la carte et les territoires décrivent tout aussi bien : la puissance que l’émergence, mais aussi les communautarismes et l’affirmation de soi des minorités ; où l’Etat-nation loin d’être une panacée n’est qu’une forme établie de gouvernance parmi d’autres, au regard de l’histoire des peuples, de leurs cultures et des civilisations. (5)
Il ne s’agit pas ici de reprendre les termes artificiellement fabriqués de la thèse du « choc des civilisations » de Huntington, légitimant un temps les formes de la guerre contre le terrorisme et les « rogues states ». Ce concept a montré ses limites par un combat en partie perdu au sein des peuples et des territoires comme on peut désormais le constater à travers : l’évacuation de l’Afghanistan en 2022 après 20 années d’un conflit conduit par les USA, le désastre ensuite de l’invasion de l’Irak en 2003, celui des interventions étrangères en Syrie puis en Libye, mais aussi dans l’extension du domaine de la lutte des officines terroristes en Europe et la menace persistante d’un califat djihadiste territorialisé comme le fut Daech.
Par ailleurs, force est de constater l’absence d’une communauté internationale, aux institutions garantes de la paix entre les Etats, de la sécurité globale et de l’affirmation définitive et absolue du système démocratique basé sur les droits de l’homme. Pas d’efficacité réelle non plus, dans la mise en œuvre de systèmes et de règles économiques justes et équitables au bénéfice du plus grand nombre dans une prospérité à construire comme à partager. Il suffit de regarder se développer l’affaiblissement de nombreux Etats sahélo-sahariens minés par la guerre civile et les coups d’Etat face à une insécurité permanente et irrésolue, aggravant les conséquences politiques économiques et sociales de la corruption, des inégalités et de la paupérisation des populations.
Dans le concept hobbesien de « la guerre de tous contre tous », les territoires déclarés ouverts à la libre circulation, des biens, des ressources et des peuples (libre circulation dont un grand nombre de ces derniers sont exclus) au profit du vaste marché universel, se redessinent désormais en fonction des anciennes perceptions spatiales des Etats dans la préservation de leurs intérêts, voire de leur sécurité. Les frontières des Etats se barrièrisent et les Empires se réaffirment dans l’évidence même de leur immédiate efficacité au sein des rivalités de puissances.
Les Ukrainiens tout comme les Russes nous démontrent aujourd’hui une fois de plus que le territoire est un facteur existentiel, quand pour l’indépendance ou la possession de ce dernier, toute négociation rompue, les armes remplacent la diplomatie. Lorsqu’elle échoue, comme nous le constatons aussi avec effroi par la violence massive et incontrôlée des combats sur la bande de Gaza, les populations deviennent les acteurs sacrifiés et l’enjeu essentiel du conflit territorialisé nourrissant des ressentiments de peur, d’injustice et de haine inextinguible dont les grandes chancelleries ont trop peu hélas, mesuré les effets tout aussi dévastateurs à l’échelle d’un monde incertain.
Toute aussi existentielle à ce titre, la pleine et légitime souveraineté du royaume sur ses territoires sahariens, initiée dans les rapports multi-séculaires de l’empire chérifien avec les peuples et les espaces menant à la courbe des fleuves Niger et Sénégal, dans l’islamisation pacifique des sociétés mais aussi à travers les échanges économiques et commerciaux avec les empires aurifères et métallurgiques subsahariens qui ont longtemps nourri le capitalisme marchand méditerranéen (6). La Marche verte, nous le savons, n’est pas à considérer sous son seul aspect politique. Elle est désormais rentrée dans l’histoire, puis la mémoire nationale comme l’expression pacifique de la volonté d’un peuple animée par la parole de son souverain. Son esprit se perpétue par la voix diplomatique du Royaume forte de son identité aux accents universels, d’inscrire dans la paix et aux yeux du monde les frontières légitimes de sa carte et de son territoire. (7)
N’est-ce pas là, la voie d’une humaine raison et un exemple à suivre en ces temps de violences extrêmes : faire d’une identité et d’une terre aimée, le fondement même d’une dynamique de progrès et de développement, de prospérité, d’échanges et d’étonnements au sein de plus justes partenariats. Et d’entrer plus que jamais dans l’avenir avec une volonté de dialogue et de paix au sein d’espaces multiples et globalisés, recouvrant la profondeur du continent africain, l’horizon atlantique lié au vaste océan mondial, et les rives méditerranéennes enfin, qui font de ce royaume un vaste carrefour de flux entre trois continents et plus encore de civilisations et de cultures.
« L’amour de la patrie » disait Voltaire « est la première vertu de l’homme civilisé » : puissions-nous la vivre dans les désordres du monde contemporain selon les préceptes d’Ibn Arabî : « avec un cœur capable d’accueillir toute forme nouvelle ».
Notes :
(1) Simone Weil, L’enracinement- Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Gallimard, 1990
(2) Sanjay Subrahmanyam, Aux origines de l’Histoire globale, Leçon inaugurale au Collège de France, Fayard 2016
(3) Eric Hobswan, L’âge des extrêmes, le court XXème siècle, Fayard 1994
(4) Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man. Free Press, 1992 et State-Building: Governance and World Order in the 21st century. Cornell University Press, 2004
(5) Christian Grataloup, Géohistoire de la Mondialisation, A.Colin, 2015
(6) Driss Yazami (direction), Pour une maison de l’Histoire du Maroc, Académie royale du Maroc, édition La croisée des chemins, 2022
(7) Mohamed Seddik Maaninou, La Marche verte, Editions Bouregreg, 2015
Michel Boyer est professeur associé à Sciences Po Rabat près de l’Université internationale de Rabat et docteur en histoire des relations internationales.