Alors que les Lions de l’Atlas ont été accueillis en héros à leur retour de la Coupe du monde de football au Qatar par une foule immense venue mettre en scène, au-delà de l’amour du ballon rond, leur désir d’union et de communion, il serait opportun de revenir sur les dimensions sociales, politiques, et même imaginaires, de cette séquence historique que nous venons toutes et tous de vivre.
D’autant plus que de nombreux concepts propres aux sciences sociales ont été repris nommément ou par euphémisme, comme 3ourouba, identité, nation, binationalité, peuple, etc.
Nation et politique : le football comme catalyseur de la société imaginée
Comme l’écrivait l’historien anglais Eric Hobsbawm “la communauté imaginée de millions de gens semble plus réelle quand elle se trouve réduite à onze joueurs dont on connaît les noms et qu’elle s’oppose à une communauté concurrente” (Nations et nationalisme depuis 1780, Gallimard, Paris, 1992, p. 183). Le football permet ainsi de faire société et à l’échelle d’une Coupe du monde, de faire Nation.
Rappelons que la Nation est un modèle d’organisation sociale et politique récent dans l’histoire de l’humanité. C’est une nouvelle échelle de ce que Benedict Anderson, autre historien anglais, nommait “communauté imaginée” dans son célèbre ouvrage L’Imaginaire national.
Il faut bien avoir l’idée de la Nation et un sentiment nationaliste pour créer cette forme d’organisation. C’est pour cela que les symboles sont puissants
Oui, au commencement n’étaient ni la Nation ni le verbe ; mais l’image, l’idée. Il faut bien d’abord imaginer une situation pour s’y préparer, comme l’artisan imagine le moucharabié avant d’en dessiner le plan et de réaliser le travail. Il faut bien avoir l’idée de la Nation et un sentiment nationaliste pour créer cette forme d’organisation. C’est pour cela que les symboles sont puissants. D’autant plus que dans une Nation, il est impossible que chaque citoyenne et citoyen se rencontrent et aient une connaissance personnelle les uns des autres.
Il faut beaucoup d’imagination pour faire Nation, pour s’identifier à une Nation. Ce n’est plus le douar, la communauté traditionnelle, el jamaa, ni même la tribu où nous étions tous plus ou moins cousins. Dans le monde moderne, on ne peut matériellement pas saluer toutes les personnes que l’on croise dans la rue en prenant des nouvelles de leurs proches. Nous sommes obligés de prendre de la distance avec les inconnus et, surtout, de leur faire aveuglément confiance.
Comme l’expliquait Georg Simmel, nous sommes ainsi reliés par une somme considérable de relations indirectes avec des inconnus sans lesquels la société ne fonctionnerait pas et en qui il faut avoir confiance. Il faut avoir confiance dans les mécaniciens qui contrôlent le bon fonctionnement des trains ou des avions, dans les banquiers qui délivrent votre argent existant sous forme numérique, dans les passants que l’on croise en espérant qu’ils ne décident pas de faire, comme certains de nos ancêtres pas si lointains, des ghazia.
Nous sommes obligés d’entrer en relations sociales sans liens de confiance préalablement établis. Nous comptons sur les autres pour nous réaliser et, très souvent, sur l’État pour faire respecter cette confiance que nous plaçons dans des inconnus qui deviennent, par ce truchement, co-citoyens, compatriotes.
L’État comme garant de la Nation
C’est pour cela que l’État est toujours associé à la Nation et qu’il est préférable d’utiliser la notion d’État-Nation. Dans son idéal idéologique, la Nation est censée être le support politique de la société, comme s’il n’y avait qu’une seule société, devenue une sorte de communauté (on parle bien de communauté nationale) créant suffisamment de liens pour relier ses membres au-delà leurs différences et leurs autres appartenances.
Afin de garantir le bon fonctionnement de la Nation et maintenir les liens entre ses membres, l’État devient le garant de la Nation, d’où l’appellation État-Nation. La Nation est toujours politique, car ses membres ne sont jamais socialement égaux ni culturellement homogènes. Seule la politique permet à la fois de défendre ses droits, de s’opposer sans se détruire, réduisant ainsi les fortes tensions liées aux profonds antagonismes sociaux, et à la fois de médiatiser notre lien à la Nation, et donc de la faire exister au-delà des seuls imaginaires, dans des actions politiques concrètes. Il y a là un effet performatif qui renforce le sentiment d’appartenance.
On les dit peu politisés. C’est une erreur. Ils sont politisés, mais autrement
Pour paraphraser Judith Butler qui évoquait, elle, la question du genre, l’État-Nation est performatif. Ici, c’est ce qu’on appelle le peuple qui est à la fois l’acteur et le réceptacle de la mise en scène politique. Sauf que le peuple n’est jamais uniforme culturellement ni totalement unifié politiquement. Ne prenons comme exemples que les taux de participation aux élections ou ceux des audiences des discours royaux qui signalent bien qu’une partie des citoyens ne s’intéressent pas à ces formes de rituels politiques. On les dit peu politisés. C’est une erreur. Ils sont politisés, mais autrement.
Et le foot, parfois, peut être un lieu de mise en scène politique du peuple. Il suffit d’écouter les chants des ultras. Le foot touche ainsi les personnes les moins insérées dans les débats politiques classiques et favorise un phénomène d’identification en leur ouvrant une autre forme de débat public.
Pour paraphraser Hobsbawm, le Maroc, État-nation de près de 43 millions de citoyennes et de citoyens (diaspora comprise) semble encore plus réel lorsqu’il se trouve réduit à une maxime “Allah, el Watan, el Malik” reprise en cœur par onze joueurs dont on connaît les noms et histoires personnels et qu’il s’oppose, à travers eux, à un État-nation concurrent. On pourrait presque le toucher. D’ailleurs, on le touche en touchant ses symboles : son drapeau, ses couleurs, le maillot des Lions de l’Atlas, etc.
Le foot, c’est politique !
Disons-le clairement, le foot, c’est politique. C’est un sport-spectacle qui a des implications aussi bien dans les représentations sociales, dans les imaginaires politiques, que dans la géopolitique du monde. Il est une affaire de passionnés, certes, mais aussi une affaire de discussions passionnées et rarement modérées, dans lesquelles tout le monde devient un expert.
Parler des joueurs comme si on les connaissait permet de se rapprocher les uns des autres. Le club ou le Mountakhab prennent alors plus la fonction de miroir de ce que nous sommes et voulons être, que de simples sujets de conversation. Comme le décrit si bien le sociologue Abderrahim Bourkia avec ses recherches sur les ultras, on parle foot, on crie foot, on chante foot, on s’organise foot et parfois, nous devons devenons toutes et tous ultras, comme la séquence que nous venons de vivre avec cette Coupe du monde.
Le foot a cette extraordinaire capacité de faire oublier les profonds clivages économiques et les antagonismes sociaux et politiques
On crée ainsi un lien d’appartenance forte en partageant, ensemble, les noms des joueurs, leurs caractéristiques footballistiques, leurs forces et faiblesses dans le jeu, mais aussi, et, surtout, leur histoire personnelle à laquelle on s’identifie. On souffre ensemble devant les épreuves du jeu et les blessures. Les séances de penalty par exemple, entraînent le public dans une dramaturgie cathartique digne des plus grands rituels où même les personnes peu initiées au foot ont le sentiment de vivre intensément chaque seconde, et, surtout, de les vivre ensemble, comme une équipe.
Les émotions collectives qui se sont agrégées lors de la séance de penalty du match Maroc-Espagne a, en quelques minutes seulement, plus unifier les Marocains que les mois des dernières campagnes électorales ! Il y a eu comme un sentiment d’avoir passé collectivement une épreuve et d’avoir été solidaire face à l’adversité.
Cela a été clairement exprimé par la suite lors des célébrations dans les rues du pays et ailleurs dans le monde où vivent des Marocains qui ont mis en scène leur immense joie de constater que la réalisation, toujours miraculeuse, de leurs vœux, de leurs prières, ont été exaucées. Voici des choses que l’on fait dans sa vie personnelle dans l’espoir de la réalisation d’un projet, d’une guérison, d’un amour à venir, pour soi ou ses proches, qui ont pris une dimension collective.
Si on a tous prié pour la victoire avec autant de force qu’on l’aurait fait pour la réussite du bac de son neveu, c’est qu’on fait partie d’une même famille, la famille Maroc. D’ailleurs, les mamans, el walidate, piliers des bonnes relations familiales, étaient, elles aussi, présentes sur le terrain de foot de cette coupe du monde. L’espace d’un instant, le baiser d’Achraf Hakimi sur le front de sa mère et la danse joyeuse de Boufal avec sa mère ont emporté, par ce geste universel, le cœur de tous, ou presque, les Marocains et même au-delà.
L’espace d’un instant, elles sont devenues les mamans de tous les Marocains. N’est-ce pas la preuve que nous sommes de la même famille ? Le foot a cette extraordinaire capacité de faire oublier les profonds clivages économiques et les antagonismes sociaux et politiques.
La plus politique des dernières Coupes du monde, la plus arabe des Coupes du monde
Les critiques sur l’attribution de la Coupe du monde au Qatar, sur les conditions de travail des ouvriers sur les chantiers de construction, sur les droits humains et même sur l’écologie ont eu pour effet de politiser cette Coupe du monde avant même son lancement.
Le niveau de polémique, jamais atteint dans l’histoire cette compétition, a révélé plusieurs lignes de fractures géopolitiques, mais aussi identitaires, au sens où, si l’on s’identifie à tel argument ou contre-argument, on ne signale pas seulement sa position intellectuelle, mais aussi sa place dans le monde. Et, là aussi, cela engendre des discussions collectives passionnées qui renforcent les sentiments d’appartenance.
Comme le sociologue Georg Simmel le décrivait il y a plus d’un siècle, les conflits sont aussi de puissants facteurs de socialisation, la polarisation accélérant les interactions sociales et permettant de renforcer, au moins symboliquement, les solidarités entre les personnes. Le foot, en tant que catalyseur social, est un miroir de la société.
Le Qatar, malgré le fait qu’il soit le 4e pays le plus riche du monde en termes de PIB par habitant (en 2021, le PIB par habitant était de 93.521,4 dollars par habitant contre 8143,5 dollars pour le Maroc), malgré les faits avérés de traitements déplorables des ouvriers migrants grâce auxquels le pays se maintient riche, malgré l’impact écologique désastreux des travaux pharaoniques de préparation de la Coupe du monde, a réussi à s’attirer la sympathie des citoyens de pays du Sud.
Le Qatar a su dans ses storytelling profiter de la polémique pour rappeler un sentiment largement partagé dans le monde : au nom de quoi l’Europe et l’Amérique du Nord — qui se sont enrichis grâce à une économie capitaliste extractive, productiviste, gourmande en matière première, avec des impacts écologiques néfastes, et en main-d’œuvre ouvrière bassement payée, souvent immigrée — refuseraient les mêmes modes de développement aux pays des Suds, qui ont, en plus, été leurs terrains de jeu coloniaux durant des décennies ? Le foot est bien là un miroir du monde.
S’y ajoute le fait que le Qatar ait aussi joué la carte de pays arabe et musulman qui ont été, trop longtemps, dominés et violentés par l’Europe, l’Amérique du Nord et Israël, perçue, justement ou injustement, comme l’émanation des deux premiers. Le Qatar, en affirmant qu’il serait l’hôte de la Coupe du monde des arabes, a offert à la fois une tribune et un spectacle aux citoyens de cette région qui connaissent guerres, bombardement, exil, colonisation.
Le drapeau palestinien ultra présent est bien un signe d’une vérité géopolitique mise en scène. Le puissant sentiment de 3ourouba, arabité plus qu’arabisme, est venu compléter le tableau politique, ici, une résistance face à l’hégémonie dite “occidentale”.
La Coupe du monde de la globalisation triomphante
Mais le Qatar n’est pas entièrement un État-Nation tel qu’on le conçoit, il est plutôt la version moderne des anciennes cités-États. Ultra-dopé au capitalisme contemporain, on pourrait le qualifier de “ville-monde”, de “global city” pour reprendre le concept de Saskia Sassen. Or, il est à l’image du monde dans lequel nous vivons : un monde globalisé où la compétition entre pays s’organise autour d’une seule et unique forme économique : le capitalisme. Le Qatar est en cela un miroir du monde.
Il est logique donc que lorsqu’on y plonge notre regard, c’est un peu de nous que nous y voyons. Et pour les citoyens des pays dits arabes, c’est d’autant plus fort que la notion de ville monde, berceau de la civilisation et du progrès, fait partie des imaginaires depuis Bagdad, Alep, jusqu’à Cordoue en passant par Fès. Ibn Khaldoun dans la Moqqadima (notamment dans les livres 4 et 5 titrés “Capitales, pays et villes, civilisation sédentaire” et “Métiers, moyens de subsistance”) montre combien la ville, lieu de concentration des métiers, des savoir-faire, des capitaux économiques et culturels est une forme d’organisation politique s’inscrivant dans un mouvement de civilisation (madina el hadara) notamment parce qu’elle permet le bien-être et le progrès humain.
Ici, s’il n’est pas certain que les hommes de pouvoirs au Qatar aient lu Ibn Khaldoun le “Maghrébin”, l’organisation de la Coupe du monde a encore plus révélé combien la dynastie régnante a installé les éléments de sa grandeur sous une forme urbaine qui ne peut pourtant perdurer, comme l’expliquait Ibn Khaldoun, que grâce aux citadins, qu’ils soient Qataris ou étrangers, grâce à leur ingéniosité, à leur métier, à leur intellect et à leur capacité de prospérer dans le commerce. Cela résonne très fort dans le monde arabe, et même au-delà.
Cette global city est cosmopolite. Elle est branchée sur les pulsations du monde, bien plus que ne le sont les États-Nations en prise avec d’interminables débats sur les meilleurs systèmes représentatifs et sur l’identité de ceux qui y seraient éligibles.
Équipe arabe ou équipe africaine ? Les Marocains ont choisi les deux
Dans cette Coupe du monde la plus globalisée de l’histoire, qui s’est déroulée dans une sorte de global city se revendiquant arabe et musulmane, les possibilités d’identification étaient multiples.
Walid Regragui, l’entraîneur du Mountakhab, assénant lors des conférences de presse que les Lions de l’Atlas sont d’abord une équipe africaine qui joue pour le Maroc et pour l’Afrique, alors qu’au même moment ils étaient perçus comme une équipe arabe et musulmane, a eu pour effet de démultiplier les identifications et, paradoxalement, de les unifier, au moins au niveau du Maroc. Chacun a voulu y projeter sa manière de dire le monde et de s’identifier au monde, Marocains, Nord-Africains, Amazighs, Arabes, Africains, musulmans, citoyens des Suds.
Ici, les succès répétés jusqu’en demi-finale et les soutiens admiratifs venus du monde entier ont rendu impossible pour les Marocains de prendre les raccourcis identitaires habituels. Les Lions de l’Atlas sont ainsi devenus, comme l’est en réalité la société marocaine, multiculturels.
Ils ont rendu plus réel que jamais le préambule de la Constitution stipulant que “(…) le Royaume du Maroc entend préserver, dans sa plénitude et sa diversité, son identité nationale une et indivisible. Son unité, forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen. La prééminence accordée à la religion musulmane dans ce référentiel national va de pair avec l’attachement du peuple marocain aux valeurs d’ouverture, de modération, de tolérance et de dialogue pour la compréhension mutuelle entre toutes les cultures et les civilisations du monde (…)”.
Si la Nation est performative, le foot est son catalyseur ! La tamaghribit mise en mots a été mise en scène. Et elle s’étend au-delà des frontières nationales, où vivent plus de 4,5 millions de Marocains, représentant 11 % de la population. Ces derniers, bizarrement nommés binationaux, comme pour rappeler qu’ils sont aussi autre chose que Marocains, composent une bonne partie du Mountakhab.
“Dirou niya”, une des incantations les plus politiques du Maroc postcolonial
Leurs accents européens, voire leur non-maîtrise de l’arabe marocain, sont la preuve sonore et visuelle du multiculturalisme (et multilinguisme) du Maroc. Leur abnégation sur le terrain, jouant parfois blessés, courant plus de kilomètres que tous les matchs qu’ils avaient joués auparavant dans l’année, jusqu’aux témoignages d’amour pour le Maroc… De l’amour de leur mère à celui de la mère patrie, il n’y a qu’un tout petit pas symbolique. Tout cela, ainsi que leur volonté de dédier les victoires aux Marocains, a vite fait oublier les anciennes polémiques à l’encontre des “binationaux”.
Les victoires les ont miraculeusement transformés en Marocains plus Marocains que la moyenne même ! Finalement, être citoyen n’est pas seulement une affaire une langue, comme l’arabisation des années 1970 le préconisait, ou de culture, mais une question de “volonté” d’être citoyen. Plus précisément, c’est une question de bonne volonté, de vouloir bien faire les choses, d’être honnête et sincère dans ses actions, bref, de niya…
C’est d’ailleurs à cela, d’une certaine manière, que se référait l’entraîneur Walid Regragui : dirou niya comme pour dire croyez en nous, soyez bien intentionnés, car nos joueurs, eux, le sont, et si vous les aimez, disait-il de Hakim Ziyech, ils se “tueront” pour vous. Dirou niya comme pour dire ayez confiance en nous, ayez confiance dans votre pays, regardez, nous, les zmagri, nous avons confiance.
Dirou niya, car si vous avez confiance en nous, le ballon touchera le poteau et sortira, le miracle se produira. Car, si vous avez confiance en votre pays malgré ses injustices sociales, ses violences politiques, ses hogras, malgré ses différences culturelles devenues une richesse et non un fardeau, le miracle se produira : la Nation que les grands-parents vous ont livrée vivra ; et, ensemble, après avoir été les acteurs-spectateurs du passage intergénérationnel de témoin, de la Fatiha récitée au baiser sur le front de nos mères, vous pourrez y vivre et y prospérer.
Mehdi Alioua est Doyen de l’Institut d’études politiques de l’UIR, où il est professeur de sociologie et titulaire de la Chaire Migrations, Mobilités, Cosmopolitisme. Il est par ailleurs rédacteur en chef d’Afrique(s) en Mouvement, la revue du centre de recherches de l’UIR, le Center for Global Studies