Sur la R203, dans la province d’Al Haouz, se croisent les ambulances qui descendent vers Marrakech et celles qui montent à toute vitesse, sirènes hurlantes, vers ces villages de montagnes qui n’ont pas fini de compter leurs morts.
À quelques kilomètres au sud de Ouirgane, au milieu d’un village détruit, les secouristes s’affairent. Un corps vient d’être retrouvé. C’était un enfant de 7 ans. Son corps sans vie a été enroulé dans une couverture, linceul d’infortune. On tente d’ensevelir les morts aussi dignement que l’on peut. Le sable brouille les yeux. Les regards sont hagards. Plus de murs, plus de toits, plus de fenêtres. Plus grand-chose, si ce n’est de la sidération.
Sur le bord de la route, quelques chaises en plastique, une table un peu bancale, des familles qui boivent un thé, des dizaines de gens allongés à même le sol. Un état de choc. Quelques visages blessés et beaucoup de gens à l’allure chancelante, meurtrie.
Téléphones et espoirs éteints
Au fur et à mesure, la route se rétrécit. Les éboulements de la matinée la rendent encore plus étroite. À Asni, le foyer des élèves, dar Taliba, a été détruit. Habituellement, plus de 350 jeunes y déjeunent tous les jours de la semaine et plus de 200 y dorment. Ces élèves viennent des villages alentour. Des villages où il n’y a ni collège ni lycée. Ils sont scolarisés à Asni. Et pour un grand nombre d’entre-eux, le temps de trajet jusqu’à chez eux est beaucoup trop long et coûteux pour être fait tous les jours.
Mohamed regarde le bâtiment les yeux pleins de larmes. Il se console, “hamdoullah il n’y a pas eu de victimes” : la reprise de l’année scolaire était prévue pour lundi. Mohamed est responsable de ce foyer. Originaire d’Asni, il aime sa ville et s’est toujours engagé dans le monde associatif.
À 23h11 vendredi soir quand la terre a tremblé, il buvait un verre de thé dans le jardin attenant au foyer ; il discutait avec son ami Samir, lui aussi membre actif de l’association ; ils ont entendu une explosion. Il a couru voir ses parents. Ils étaient enfermés chez eux. Il a pu les faire sortir.
Aujourd’hui, sa famille n’a plus de maison, elle dort dans une tente. Mohamed s’estime chanceux d’être abrité du froid. Son téléphone sonne, c’est un de ses collègues qui lui annonce que le village de Tazalt est presque complètement détruit. Il pense aux sept élèves qui dorment au foyer pendant l’année scolaire, et qui viennent de là-bas. Ses yeux se chargent de larmes. Il compose frénétiquement des numéros de téléphone ; tous sont éteints.
À une vingtaine de kilomètres de là, en haut d’une montagne, un minaret fissuré et des bâtisses terrassées. On est à Tinzert, petit village perché, qui a été dévasté par le séisme. Tout est en ruines. Il n’y a plus grand-chose à part la désolation et la poussière. Comme si les habitations avaient été emportées par la vague puissante et destructrice.
Houssin Boussaboun, le moqadem, regarde avec tristesse l’amas de gravas qui était son village : “C’est sous ces pierres, de nos mains, qu’on a extirpé nos morts, nos blessés” Les rescapés ont fouillé sans relâche et sans aucune aide les débris pendant plus de 48 heures. “On ne s’est pas arrêté tant qu’on n’avait pas identifié les 564 âmes qui vivaient ici.”
Au moment où la terre a tremblé, la plupart des familles étaient rentrées chez elles. Certains dormaient déjà. Un groupe de jeunes garçons étaient regroupés sur une place du village, à “l’endroit où la 4G fonctionne le mieux”. C’est eux qui ont été les premiers secouristes. C’est eux qui ont extirpé leurs parents, leurs voisins, leurs cousins coincés sous les toits effondrés.
“Ceux qu’on n’a pas pu sauver, c’est ceux dont on n’a pas pu entendre les cris”, résume tragiquement Aziz levant les yeux au ciel, se mordant les lèvres, une pointe de fatalisme dans la voix. Dans ce village, 21 morts. Et parmi eux, 11 qui portent le même patronyme. Une famille décimée.
“Ce n’était plus mon village, c’était la guerre”
“Ils sont tous partis… on ne sait pas comment ça pourra aller”, pleure un jeune entouré par ses proches. Il est assis par terre sur un tapis de natte. Ce tapis lui servira de lit cette nuit. Une soixantaine de personnes sont regroupées sur cette bande de terre sans gravas et non vallonnée. Tant qu’il n’y aura pas de tente, tous les habitants de Tinzert, divisés en cinq groupes, dormiront en plein air.
Une natte a été accrochée sur des bâtons pour servir d’abri. “Ça abrite du soleil, mais pas du froid”, précise Rachid avec gravité. Rachid a 23 ans. Il est beau et en pleine forme. Il vit à Rabat, travaille dans un snack. Il a la vie devant lui. Mais dans son regard quelque chose s’est éteint. “Ce ne sera plus comme avant.” Quelque chose s’est brisé en lui au moment où les murs de son village natal se sont effondrés.
“Vendredi à minuit j’étais comme un fou. Je suis allé à la gare de Rabat pour prendre un train ou un bus. Il fallait que je revienne ici. Il fallait que je revienne dans ma famille. Je ne savais même pas s’ils étaient vivants.” Rachid a fini par arriver samedi après un très long périple en train puis en car puis en stop, pour finir à pied. Ses parents étaient sains et saufs. Autour de lui, c’était l’effroi. “Je n’ai même pas reconnu mon village. Ce n’était plus mon village. Ce n’était plus un village. C’était la guerre.”
“Ce Maroc-là est très beau pour les touristes, il y a des gîtes et des cartes postales. Mais nous, on peut pas y vivre”
Au sol, entre les gravats, la poussière et les pierres fissurées, des bouts de cartons explosés, des bouts de mots, des fragments de plastiques colorés. Peut-être des morceaux d’emballage. Des fragments de la vie d’avant, un puzzle sans aucun gagnant. Les ruines de l’épicerie. La seule du village. Le commerce de proximité. La vie au bout de la rue. Et aujourd’hui, la mort et le silence.
“C’est ma terre ici. C’est ici chez moi”, poursuit Rachid. “Je ne vis plus ici, mais si je vis ailleurs ce n’est que pour envoyer de l’argent à mes parents. Ici, on ne gagne pas sa vie. Ce Maroc-là est très beau pour les touristes, il y a des gîtes et des cartes postales. Mais nous, on peut pas y vivre.”
Il craint que le séisme ne vienne rajouter encore plus de malheur et de précarité à une situation déjà malheureuse et fragile. “Ici, les gens travaillent pour une moyenne de 50 dirhams par jour. Qui fait ça encore en 2023, en plus dans un endroit touristique ?” s’interroge-t-il. Dans sa voix, on sent poindre la colère.
“Maintenant on doit être ensemble, soudés”
À quelques mètres de là, Ahmed est assis sur un rocher. Il semble pensif. “Toute ma vie a basculé. J’avais une maison. Un travail. Une minute plus tard, je n’avais plus rien.” Ses yeux se remplissent de larmes qu’il retiendra, comme par pudeur. Il n’a aucune idée de ce qu’il va devenir : “Tout ce pour quoi j’ai travaillé toute ma vie est sous les gravats. Tout, absolument tout.” Les seules choses qu’il possède désormais sont les vêtements qu’il porte, un pantalon gris et un pull bleu. Un pull élimé qui ne l’empêchera pas d’avoir froid.
“Tout ce pour quoi j’ai travaillé toute ma vie est sous les gravats. Tout, absolument tout”
Une femme arrive, des verres de thé sur une assiette qui lui sert de plateau. Les maisons sont à terre, pas la générosité. Rachid esquisse un sourire avant d’être rattrapé par l’angoisse. “Je ne sais pas du tout ce que je vais faire, je ne sais pas ce qu’on va devenir. Maintenant on doit être ensemble, soudés”, conclut-il, incertain. Il ne sait peut-être pas quoi faire concrètement, mais son intuition est la bonne. Être ensemble. Il faut être ensemble.
La route a été déblayée un peu plus tôt. On voit des voitures dans les virages, des voitures de particuliers. Toutes pleines de packs d’eau, de couvertures ou de biscuits. Les habitants s’excusent : “On vous a fait venir jusque-là.” Ce que ces terres montagneuses savent produire comme sagesse et résilience est décidément impressionnant. Loin, si loin de la politique et de son cynisme.
Au bout d’un chemin escarpé, Imi Oughlad, et l’effroi. Une cinquantaine de personnes finissent de déjeuner en silence. Les habitants ont cuisiné tout ce qu’ils ont pu trouver dans les maisons qui n’étaient pas complètement à terre. Trois gazinières ont été récupérées dans les décombres, des marmites et quelques ustensiles. Le village a été ravagé. Les maisons du hameau, une centaine, ont été détruites ou totalement fissurées.
Un peu plus loin, sous des arbres, des familles sont assises par terre. À leurs pieds, des sacs remplis de quelques vêtements et de tout ce qu’ils ont pu récupérer dans les ruines. Des couvertures sont “rangées” dans les branches. Certains dorment étalés sur le sol.
L’Haj regarde sa maison. Il n’en reste pas grand-chose. Il sait qu’il n’y retournera plus. Il la montre du doigt, démuni. L’ambiance est lourde. Pesante. On sent que l’onde de choc n’est pas terminée.
Aïcha nous aborde. Elle veut savoir d’où on vient ; par quelle route nous sommes passés. Elle n’a pas de nouvelles de ses parents. Ils sont dans leur village. Celui où Aïcha a grandi avant de venir se marier ici à Imi Oughald. C’est à huit kilomètres d’ici. Le bout du monde quand les routes sont entravées par des pans de montagnes effondrés. Elle n’a pas réussi à leur parler au téléphone. Le réseau téléphonique et le courant sont encore coupés.
“Il n’y a que Dieu qui peut nous aider”
“C’est comme si on n’existait pas. Personne ne sait qu’on existe”
Sur une chaise en plastique est assise Khadija. Le visage fermé. Le regard hagard. Les mains croisées sur son ventre, sa voix vient rompre ce silence assourdissant qui pèse sur cette colline. Khadija a perdu son fils. Au-delà du chagrin incommensurable, il y a la colère d’avoir vu son fils mourir sous ses yeux sans avoir pu le sauver. Parce que son fils a été sorti des décombres à 23h30. Il respirait. Il est mort à 3h00 sous le regard impuissant de sa mère. Il avait 16 ans. Khadija ne peut pas s’empêcher de se dire qu’il aurait pu être sauvé.
“C’est comme si on n’existait pas. Personne ne sait qu’on existe.” Ses mots sont glaçants. Sa colère aussi. “On est Marocains. Nous aussi, on est Marocains. On est fiers d’être Marocains, mais personne ne nous donne d’importance. On n’a aucune importance.” Autour d’elle, tous semblent acquiescer sans dire un mot. “Il n’y a que Dieu qui peut nous aider. C’est lui qui nous a fait naître ici”, tempère une vieille dame qui conjugue son désespoir au fatalisme. Une leçon de résilience qui laisse sans voix.