Dé-jeûner en paix

Par Fatym Layachi

Tu es fatiguée. Tout le monde autour de toi commence à être fatigué. Tout le monde autour de toi commence à te fatiguer. C’est une sorte de cercle vicieux de la fatigue. Et la perspective de ce ftour en famille te fatigue par avance. A peine arrivée, ta mère te fait des reproches. Elle trouve le moyen de critiquer la coque de ton iPhone. Tu ne réponds pas. Tu ne penses pas qu’une coque d’iPhone vaille la peine de débattre. Autour de la table, en attendant de croquer dans une datte ou d’avaler une gorgée de lait, ils sont tous en pleine discussion.

Le débat du jour c’est la réforme du Code pénal. Vaste programme ! Tu te dis que vous avez tout de même sacrément le goût de l’aventure pour vous lancer dans une discussion pareille avec le ventre vide. Le Code pénal dans le plus beau pays du monde est par bien des aspects archaïque, regorge de lois iniques et encourage l’hypocrisie sociétale. Alors bien évidemment que cette réforme tu l’attends avec impatience. Tu espères juste que la montagne ne va pas accoucher d’une souris.

La discussion s’emporte sur la dépénalisation des relations sexuelles hors mariage. Ton cousin n’arrive pas être cohérent. Il n’arrive surtout pas à assumer qu’il est un grand adepte du “faites ce que je dis, mais surtout pas ce que je fais”. Les esprits s’échauffent autour de la table. Entre quelques grands principes, une volonté farouche de conserver les privilèges de ceux qui ont les moyens d’être au-dessus des lois et une connaissance moralo-religieuse approximative, ta famille a souvent tendance à ne pas savoir sur quel pied danser.

Tu balances un petit “et la dépénalisation de la rupture du jeûne”… Silence autour de la table. Ton cousin a la mine défaite. “Iwa il ne faut pas exagérer non plus”. Tu ne vois pas en quoi les libertés individuelles sont une exagération, mais bon. Et puis venant de lui, tu trouves ça presque drôle. Le mec a vécu dix ans à l’étranger, dans un pays où la liberté de conscience était un truc garanti par la loi. Il a toujours jeûné pendant le ramadan et selon ce qu’il dit ça se passait super bien. Voir ses collègues et ses potes bouffer ne lui a jamais posé de problème.

“Pourquoi quelqu’un qui ne se cache pas de ce Dieu omniscient, à qui l’on ne peut rien cacher de toute façon, devrait se cacher de son voisin?”

Fatym Layachi

Alors c’est quoi le concept ? La tolérance c’est cool, mais uniquement ailleurs ? Uniquement pour les autres ? Et puis qu’il ne cherche même pas à sortir cet argument joker de “ça ébranle la foi du musulman”. Tu le trouves totalement scabreux. Tu ne vois vraiment pas en quoi voir un type croquer dans un burger ou boire une gorgée de flotte viendrait ébranler la foi de qui que ce soit. Ou alors c’est qu’elle est bien fragile et que du coup ce n’est pas exactement de la foi. Tu ne comprends pas pourquoi quelqu’un qui ne se cache pas de ce Dieu omniscient, à qui l’on ne peut rien cacher de toute façon, devrait se cacher de son voisin. C’est absurde. Et pour continuer dans l’absurde, tu te dis que, même si tu n’es pas statisticienne, il y a de fortes chances pour que les gens qui ne jeûnent pas soient quand même assez nombreux.

Et que ton oncle qui lève les yeux au ciel se rassure, tu ne parles pas des dé-jeûneurs pécheurs. Tu dis juste que les diabétiques, les hypertendus, les femmes enceintes, les femmes qui allaitent, les femmes qui ont leurs règles, ceux qui doivent être médicamentés à heures fixes, les enfants, les greffés, les non musulmans (et là encore, que ton oncle se rassure, tu ne parles pas des apostats mais uniquement des habitants du Maroc qui ne sont pas musulmans)…

Eh bien tu te dis que si on additionne tous ces gens, ça doit faire un certain nombre. Un pourcentage non négligeable de la population. Un pourcentage qui techniquement aurait le droit de manger mais qui se retrouve à faire en cachette un acte qui lui est pourtant  permis.