L'interview d'Idriss Al’Amraoui, vizir du sultan Mohammed IV à cour de Napoléon III

En 1860, le sultan Moulay Mohammed ben Abderrahmane charge son vizir Idriss Al’Amraoui de délivrer un message à Napoléon III, sur fond de tensions diplomatiques avec la France. L’ambassadeur a consigné le récit de ce voyage de Fès à Paris dans un petit livre, “Le paradis des femmes et l’enfer des chevaux”, traduit en 1992. Entretien fictif avec un Marocain d’un autre temps.

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Nous sommes en 1860, près de cinquante ans avant le début du protectorat. Le Maroc est dirigé par le sultan Moulay Mohammed ben Abderrahmane, aussi appelé Mohammed IV. Les règnes de ses prédécesseurs ont été marqués par des révoltes contre le Makhzen et, surtout, sous Moulay Slimane, par un arrêt du commerce extérieur avec l’Europe sur fond de tensions diplomatiques.

Le paradis des femmes et l’enfer des chevaux aux éditions de L’aube.

Le nouveau sultan (il est monté sur le trône en 1859) est conscient des vues persistantes de l’Espagne et de la France, en pleine expansion coloniale, sur son royaume. De l’autre côté de la Méditerranée, Napoléon III règne sur la France, qui enchaîne les guerres et les conquêtes territoriales en Afrique et ailleurs. Idriss Al’Amraoui, vizir et fils de vizir, au service du sultan, est alors désigné par celui-ci pour effectuer une mission diplomatique et faire parvenir un message au “despote des Français”.

Érudit et poète, Idriss Al’Amraoui consigne le déroulement de son long voyage, de Fès à Paris, en passant par Tanger, Marseille et Lyon, dans un petit récit d’une petite centaine de pages, connu des historiens, mais moins du grand public.

Près de 150 ans plus tard, en 1992, les éditions de l’Aube entreprennent de traduire ce récit de voyage sous le titre Le paradis des femmes et l’enfer des chevaux, réédité en 2017.

Au-delà de sa dimension politique et historique, ce livre est un témoignage crucial, particulièrement révélateur de ce que peuvent signifier, à une époque différente de la nôtre, les différences culturelles qui séparent l’Orient de l’Occident.

Là où le voyageur et diplomate s’émerveille devant l’invention du chemin de fer ou encore du télégraphe, il tend plutôt à mépriser les mœurs de la culture occidentale et une modernité qu’il qualifie de “superficielle”, qui ne recouvrerait, selon lui, qu’une forme de décadence.

S’ils sont aujourd’hui désuets et révolus, ces jugements de valeur sont le fruit du regard d’un homme d’un autre temps, qui découvre l’Occident pour la première fois. Dans la traduction française de ce récit de voyage, nous avons sélectionné des extraits, qui, mis bout à bout, donnent à lire un entretien fictif, avec un voyageur venu du passé.

Dans quelles conditions s’est déroulé votre voyage, de Fès à Paris?

“Je quittai la ville de Fès avec mes bons compagnons le treizième jour du mois de Dhi-l-qi’ada, l’année 1276 de l’Hégire. Arrivés à Tanger, nous trouvâmes un navire qui nous attendait.

A peine parvenus au port, nous reçûmes la visite du Consul français, qui nous exprima la joie qu’il avait de cette ambassade destinée à resserrer les liens d’affection entre nos Etats, et, en signe de bienveillance, il mit à notre disposition son propre adjoint, le vice-consul, et son interprète, un juif, qui allait nous accompagner pendant notre voyage, afin de nous faciliter les choses.

Le navire était une frégate à vapeur, et il ne nous fallut que trois jours pour gagner Marseille. Avant d’aborder, le capitaine hissa le pavillon de notre Seigneur, attestant par ce signe qu’il était honoré de servir Sa Majesté chérifienne.

Là, nous fûmes accueillis par une délégation de négociants musulmans de la ville, avec le chef de la garnison militaire, et l’interprète particulier de l’Empereur, venu là spécialement pour nous accompagner jusqu’à Paris. (…) Nous restâmes à Marseille deux jours pour prendre du repos, puis nous nous remîmes en route pour Paris, en usant du chemin de fer.”

Mohammed IV est conscient des vues de l’Espagne et de la France sur son royaume.Crédit: DR

Le chemin de fer existait alors depuis cinquante ans à peine. Qu’avez-vous pensé de votre tout premier trajet à bord d’un train?

“On se surprend, au premier regard, à penser que c’est là (le chemin de fer) l’œuvre des djinns, et que des hommes n’ont pu la réaliser”

Idriss Al’Amraoui

“C’est une invention merveilleuse, que Dieu a révélé en notre temps, par l’intermédiaire des Européens, et dont l’esprit ne peut qu’être ébloui ; au point qu’on se surprend, au premier regard, à penser que c’est là l’œuvre des djinns, et que des hommes n’ont pu la réaliser (…).

La vitesse de cette machine est égale à trois fois au moins celle d’un bateau à vapeur, car celui-ci à sa plus grande vitesse couvre treize milles en une heure alors que celle-là en couvre trente-six.

Au point que lorsque nous voyions, assis dans la voiture en mouvement, quelque chose au loin, il ne fallait pas cinq minutes pour que cette chose fût devant nous ; quant aux objets situés près de la voie, il est impossible de fixer son regard dessus, et l’on ne peut distinguer par exemple un homme d’une femme, ni un olivier d’un figuier. (…)

En résumé, je pourrais dire que je n’ai jamais entendu parler ni contemplé ni vu dans les livres d’histoire de chose plus étonnante et merveilleuse que cette machine, et ce que j’en ai dit là reste en deçà de la réalité.”

En raison d’un deuil national décrété par Napoléon III, vous n’avez pas été immédiatement reçu par l’empereur. Votre séjour a donc été allongé, et vous en avez profité pour visiter la capitale…

“Cette ville est très grande ; c’est une des plus grandes villes du monde. L’on dit que les trois villes majeures du monde sont, par ordre d’importance, Istanbul – que Dieu garde et fasse perpétuellement retentir son nom – Londres, qui est la capitale du roi des Anglais, et enfin celle-ci. (…) Ce qui est sûr, c’est que je ne savais pas, avant de voir cette ville, qu’il pût en exister de semblable, et ce bien qu’ayant déjà visité Le Caire (…).

De manière générale, les gens d’ici n’aiment pas rester dans les maisons, et ils préfèrent passer à se promener le temps qu’ils ne consacrent pas au travail et au sommeil. Nous étions un objet d’étonnement pour les gens qui nous recevaient car ils nous voyaient demeurer chez nous la plupart du temps alors que les voitures étaient tenues à notre disposition. (…)

“Or, quelle utilité, quel profit, quel prestige y a-t-il à rassembler des chiens, des porcs, des singes, des loups, des insectes, quel bénéfice tirer d’une collection de cadavres puants et inutiles?”

Idriss Al’Amraoui

Il existe un lieu appelé le “Jardin des Plantes et des Animaux”, c’est un vaste jardin sans murailles, simplement entouré d’une clôture de fer, comme c’est l’habitude chez nous ; on y trouve toutes les espèces connues et inconnues d’animaux apprivoisés ou sauvages, dont le simple recensement et description requerraient tout un volume.

Tout homme raisonnable ne peut que s’étonner de la quantité d’argent prodiguée pour se procurer tous ces animaux et toutes ces plantes (…) Or, quelle utilité, quel profit, quel prestige y a-t-il à rassembler des chiens, des porcs, des singes, des loups, des insectes, quel bénéfice tirer d’une collection de cadavres puants et inutiles ?”

D’autres lieux que vous avez visités, tels que la Maison des Monnaies, le Musée des armes, ou encore l’Imprimerie, vous ont-ils laissé une meilleure impression que le Jardin des Plantes ?

“(Au musée des armes) nous avons vu des canons, avec leurs charriots, de toutes sortes et de toutes formes, un genre particulier de fusil, fabriqué au Maroc, d’une qualité parfaite, revêtu de feuilles d’or, et incrusté de gemmes de couleur, rouges, blancs et verts, un merveilleux travail.

On nous dit que c’était notre Seigneur Mohammed fils de sa Majesté Abdallah qui avait offert cette arme à Napoléon Ier ; cependant je trouve à cela une difficulté, à savoir que la mort de notre grand roi – Dieu sanctifie son âme – étant intervenue en l’an 1204, lorsque Napoléon n’était pas encore empereur, mais seulement généralissime, on peut penser que c’est le successeur de notre roi, Soliman – Dieu sanctifie son âme – qui envoya ce cadeau à Napoléon, lorsqu’il fut en effet monté sur le trône. (…)

Il y a encore l’Imprimerie, où se fait l’impression des livres et fascicules. On trouve pareillement en son centre une machine à vapeur. On y imprime des livres dans toutes les langues et toutes les graphies. Cette fameuse machine à imprimer a été, depuis qu’elle existe, d’une grande utilité générale, et a permis de diffuser les sciences par la multiplication des livres ; les conséquences de cela sont claires et bien connues.

En particulier cette machine, introduite dans tous les pays d’Islam, y a été accueillie avec joie par les oulémas et les écrivains les plus célèbres. Il suffirait d’ailleurs, à la gloire et au mérite de cette invention, d’avoir permis d’imprimer des livres à si bon marché, livres, de surcroît, extrêmement soignés dans leur composition, purgés de toute erreur et agréables à lire. (…)

Pour notre part, nous prions Dieu qu’Il inspire à notre Majesté, le Commandeur des Croyants, de doter notre Maroc d’une telle imprimerie.”

Quelles ont été les réactions des Français, peu accoutumés à des visiteurs venus du Maroc, en vous voyant ?

“Les gens nous regardaient avec insistance et manifestaient leur étonnement devant notre allure ; ils nous suivaient partout en grand nombre, trois mille peut-être, hommes et femmes, surtout des femmes, si bien que nous avions l’impression de vagues humaines.

Nous avions avec nous une vingtaine de soldats qui nous ouvraient le chemin au milieu de cette foule et nous protégeaient : sans leur secours nous aurions risqué de périr dans cette presse.

“un homme (…) leur répondit que ces gens-là mangeaient 
de la chair humaine”

Idriss Al’Amraoui

L’interprète qui nous accompagnait nous dit qu’il avait entendu deux femmes s’interroger à notre sujet, et demander quel genre de nourriture pouvait être la nôtre ; un homme qui les avait écoutées leur répondit que ces gens-là mangeaient de la chair humaine, que leur distribuait le Sultan, et cette réponse les étonna fort.

“Cet empereur est, de l’avis général, le plus intelligent, le plus fier et le plus habile des princes chrétiens actuels”, note Idriss Al’Amraoui à propos de Napoléon III.Crédit: DR

Le courant n’est pas particulièrement bien passé de votre côté non plus…

“A juste titre en effet, si l’on pense que ces habitants se partagent entre prêtres et fidèles de la croix, sans parler de ceux qui obéissent au diable… Ils ne savent pas jouir convenablement de ces beautés (beautés des paysages, ndlr), ni venir s’asseoir au bord de ce fleuve pour passer des moments agréables, ni parcourir à cheval ces prairies…

Ils passent plutôt comme des démons, des possédés, montés sur des chars de fer et de feu, qui déchirent le paysage… Et lorsque, lassés, ils recherchent quelque repos, et veulent profiter des agréments de la région, c’est pour entrer dans des pièces d’auberges inconfortables et boire des verres remplis d’une liqueur amère…

Puis ils sortent de ces auberges en roulant comme des porcs, en sautant comme des singes, en brayant comme des ânes ; leurs visages sont déformés par la manière dont ils sont rasés, et leurs propos ne sont que sifflements, grognements et éclats de rire… (…)

Mais pour notre part, nous entretenons, grâce à Dieu, la plus grande détestation à l’égard de leur impiété et de leurs dérèglements, apparents ou secrets.”

Vient enfin le moment de votre convocation auprès de Napoléon III. Comment s’est déroulée cette entrevue ?

“Après avoir salué le couple impérial, nous nous tînmes devant eux et, l’interprète à ma droite, je lus à haute voix le texte que j’avais préparé. J’y exprimais la volonté de mon Seigneur de renouveler l’alliance traditionnelle avec leur État. Je remis à l’Empereur la lettre de notre Majesté – Dieu lui donne la victoire – et il la garda un instant dans sa main avant de la transmettre à son ministre (…).

Puis il répondit lui-même après la traduction de l’interprète, en exprimant son désir de voir les liens entre les deux Etats se resserrer encore davantage ; il ajouta que la seule cause de tension pouvant survenir tenait à la question des frontières mais qu’il donnerait délégation à son ministre pour écouter nos demandes à ce sujet et pour négocier avec nous.

Je répondis à mon tour que notre Majesté attachait la plus grande importance à cette question et qu’elle veillerait à ce que des comportements irresponsables de la part de nos voisins, qui se produisaient contre son gré, ne vinssent pas compromettre les relations entre les deux états.

Après cet échange de discours, l’Empereur et son épouse engagèrent avec nous un dialogue plus familier, nous demandant si notre séjour avait été agréable, si nous nous trouvions en France pour la première fois, si nous connaissions le français (…). Cet empereur est, de l’avis général, le plus intelligent, le plus fier et le plus habile des princes chrétiens actuels (…)

Il applique dans ses rapports avec les puissances étrangères la même politique de ruse et de dissimulation que celle qui lui a permis de retrouver son trône ; en toute occasion, il cherche à se concilier l’amitié des princes étrangers plutôt que de leur faire la guerre, et même après qu’il leur a fait la guerre.”