La stupéfaction a laissé place à l’effervescence au lycée Al Khawarizmi de Talsint, paisible centre rural de la province de Figuig, le 22 février : 2254 livres sont arrivés afin de remplacer ceux, brûlés, lors d’un acte de vandalisme inédit, quelques semaines plus tôt.
Dans la nuit du 11 au 12 décembre 2021, des inconnus se sont introduits par effraction dans l’une des salles de classe, la saccagent en s’en prennent notamment aux portraits de philosophes accrochés aux murs. Surtout, plus de 200 livres de philosophie, de littérature et de sciences ont été pillés puis brûlés à l’extérieur de l’enceinte de l’école.
Une bibliothèque avait été en effet installée dans la classe en question par un professeur de philosophie, Redouane Bouimtghane, 31 ans. Après avoir rapporté cet acte de vandalisme, Qitab, le site de vente en ligne de livres de TelQuel, a lancé une campagne appelant à reconstituer la bibliothèque saccagée.
C’est désormais chose faite. Généreux, nos lecteurs ont offert des livres et des encyclopédies en arabe, en français et en anglais. En tout, 57 cartons bien remplis ont pris la direction de Talsint.
C’est là que nous rencontrons Redouane Bouimtghane, qui se distingue en circulant… en motocross : “C’est plus pratique ici”, nous assure-t-il. Né dans cette petite ville (près de 20 000 habitants) de l’Oriental, il a étudié à l’Université Mohammed V de Rabat et enseigne depuis deux ans au sein du lycée Al Khawarizmi.
Comité d’accueil
“Les responsables publics et les associatifs de la ville tiennent à vous remercier chaleureusement pour votre initiative”, annonce le professeur. Dans l’Espace national de la mémoire historique, de la résistance et de la libération de Talsint, une petite cérémonie de bienvenue a été organisée : les 57 cartons y ont été déposés avant de rejoindre le lycée.
Fruit d’un partenariat entre le Haut-commissariat aux anciens résistants, l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), et les communes de Talsint, Boumeryem et Bouchaoun, le lieu, construit sur les décombres d’une ancienne bâtisse coloniale, est une fierté locale.
Mais si l’ambiance est conviviale en ce mardi, jour de souk hebdomadaire à Talsint, la destruction par le feu est toujours dans les mémoires. Certains n’avaient pas hésité à qualifier l’acte de vandalisme “d’autodafé”.
“Nous n’avons pas encore saisi quelles étaient les motivations” de ce saccage, relève Redouane Bouimtghane, qui a découvert le saccage et l’a signalé à la gendarmerie. S’agit-il d’un acte prémédité ou isolé ? L’enquête n’a encore abouti à aucun résultat. Les malfaiteurs, dont le nombre et l’identité ne sont pas connus, courent toujours. Les acteurs associatifs de Talsint excluent néanmoins la piste du fanatisme ou de l’intégrisme religieux.
“Je n’ai aucune raison de penser que c’était un acte dirigé contre moi”
Idem pour le professeur, qui ne se sent aucunement menacé. “Je n’ai d’animosité envers personne, ni de haine envers une idéologie, quelle qu’elle soit”, nous avait-il déclaré, serein, après le saccage, avant d’assurer avoir une relation “très normale” avec ses élèves. “Je n’ai aucune raison de penser que c’était un acte dirigé contre moi, avait ajouté Redouane Bouimtghane en précisant qu’ “historiquement, le centre rural de Talsint n’a jamais abrité de courants obscurantistes”.
“Pourvu que nos enfants se mettent à lire”
“On ne sait pas qui a brûlé ces 200 livres, mais nous voilà avec plus de 2200 œuvres de sciences et de culture. Pourvu que nos enfants se mettent à lire et à s’instruire grâce à cette louable initiative”, se félicite le président de l’association des parents d’élèves, Driss Larbi, 54 ans. Alors que le seul livre épargné portait le titre de Sadr al Islam, il cite un verset du Coran : “Il se peut que vous ayez de l’aversion pour une chose alors qu’elle est un bien pour vous”.
Talsint est au centre d’un vaste cirque de montagnes dominé par l’imposant Jbel Skindis. L’oued Tizizaouine qui la traverse est à sec, symbole d’une saison agricole qui s’annonce difficile. Nous sommes à cheval entre trois régions : Oujda, la capitale de l’Oriental dont dépend administrativement Talsint, est à plus de 380 kilomètres au nord-est, à 5 heures de route. Errachidia, région de Draâ-Tafilalet, est à 3 heures au sud-ouest. Missour, chef-lieu de la province de Boulemane, est à 2 heures au nord-ouest.
Du coup, avec ses deux lycées, Al Khawarizmi et Badr, Talsint fait office de centre éducatif pour une vaste zone. Mais les deux internats pour garçons et filles n’abritent aujourd’hui que 98 et 54 élèves. “L’arrêt des cours en mars 2020 nous a été fatal. Il a été tout simplement impossible pour nos élèves de suivre les cours à distance depuis chez eux pour diverses raisons”, nous explique le directeur du lycée Al Khawarizmi, Aziz Oukhrid.
Sachant que la région de l’Oriental enregistrait, avant le Covid, l’un des meilleurs taux de réussite au baccalauréat, notamment dans les branches scientifiques. Or, l’année dernière, les résultats n’ont pas été au rendez-vous.
Nietzsche a survécu
Deux jours après l’arrivée des livres à Talsint, nous nous rendons au lycée Al Khawarizmi. La salle de classe a repris son état normal. Platon, Averroès, Kant, Marx, Sartre… les portraits des grands penseurs, qui avaient également été vandalisés cette nuit-là, sont de retour sur les murs.
L’opération de tri et de rangement des livres est en cours. Des professeurs, mais aussi des élèves, s’activent. Ouvrages scientifiques et historiques, biographies, romans, encyclopédies, dictionnaires, guides pratiques, essais… les étagères se remplissent.
“J’essaie d’inculquer le goût du savoir transmis par la lecture”
Dans la classe de Redouane Bouimtghane, les œuvres philosophiques occupent la part du lion, au grand soulagement du professeur. Très reconnaissant de la reconstitution de “sa” bibliothèque, ce dernier a la certitude de récolter les fruits de ses engagements dans les années à venir : “Je fais tout pour inculquer à mes élèves le goût du savoir transmis par la lecture”.
Hamid Aâloud, 17 ans, est l’un de ces élèves. Il a l’habitude d’emprunter des livres à la bibliothèque de la classe. “J’ai lu plus de 30 livres depuis que j’ai rejoint le lycée il y a trois ans”, nous raconte le jeune homme, portant dans sa main la version arabe du célèbre Ainsi parlait Zarathoustra, de Friedrich Nietzsche, une œuvre rescapée du carnage. C’est que, ce soir-là, il l’avait justement empruntée…
Il espère voir grandir le cercle des lecteurs dans son lycée. “Et pourquoi ne pas envisager des rencontres littéraires où chacun pourrait partager avec les présents son point de vue sur un bouquin qu’il a lu ?”, suggère celui qui en est à sa troisième œuvre de Nietzsche depuis le début de l’année scolaire.