[Tribune] De quoi Rayan est-il le nom ?

Il est des moments qui forgent l’imaginaire collectif d’un peuple, participent de l’élaboration et du raffermissement de son récit national et consolident son immunité identitaire.

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Funérailles de Rayan Oram, cinq ans, dans le village d'Ighrane, dans la province rurale de Chefchaouen, le 7 février 2022. Crédit: Fadel Senna/AFP

En cet âge émotionnel, le malheureux destin du petit Rayan, enfant de la montagne, enfant de la campagne, enfant du Maroc profond, agit tel un accélérateur de particules qui, malgré les entrechocs, finissent par faire jaillir une résonnance des pensées, des gestes et des sentiments.

Le réalisateur de films documentaires et docteur en sciences politiques Hamid Derrouich.Crédit: DR

Un affect dont la charge est telle qu’il en vient à déplacer des montagnes. Le drame du petit Rayan dit beaucoup de nous, Marocains, de ce que nous sommes, des subtilités du pouvoir qui constituent notre ADN politique depuis des siècles, de notre génie, de notre sensibilité populaire et de notre expérience humaine exposée au monde entier. Le petit Rayan n’est plus. Mais sa mort n’aura certainement pas été vaine.

5 jours dans les entrailles d’une montagne, 5 jours dans le temps mondial

Terrible dénouement certes ! Mais la mort du petit Rayan n’est certainement pas un simple fait divers. Il fait partie de ces rares expressions du temps mondial où la résonnance temporelle d’un événement transcende les frontières et contracte l’espace laissant entrevoir les contours d’un “village global”, formule chère à Marshall McLuhan. Au centre de ce village se trouve non pas une mosquée ou une église, mais une montagne qui porte un secret. Les téléphones, qui s’agitent telles des lanternes éclairant une battue nocturne, documentent en image et son jusqu’à l’infime détail d’une chronologie mortuaire.

Rien ne circule pourtant, à part le portrait de Rayan, l’enfant souriant. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est cette absence d’image qui, par une sorte d’identification individuelle et collective, maintient l’événement dans le temps mondial. Assurément, ces téléphones personnels ne sont pas que des objets inertes, ils sont les vecteurs de mille et un récits, de mille et un sentiments et de mille et une histoires. Ces milliers de téléphones, braqués sur une montagne éventrée méthodiquement pour en extirper le petit Rayan, participent d’un chaos de l’affect dont se nourrissent les réseaux sociaux, ce cyclope des temps modernes !

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Si l’image est restée figée et muette car constituée principalement d’un plan fixe, les points de vue, eux, ne le sont pas. Ils ne véhiculent pas de parole savante ni de commentaire expert. Ils se contentent d’alimenter les émotions et de maintenir le réseau en état de sidération. Sans cet état de sidération, les réseaux sociaux qui structurent le temps mondial différencient et déclassent les événements.

Face au temps linéaire, chronologique, conventionnel et aux procédés institués à l’œuvre dans l’image figée du couloir creusé dans la montagne se dresse un autre temps porté par une image, liquide, insaisissable, mouvante, glissante et polymorphe. Elle envahit les réseaux sociaux, agrège les émotions, enclenche une action collective animée par un mot d’ordre : Pray for Rayan ou Save Rayan. Sur Twitter, le Hashtag #SaveRayan est en TT (Twitter Trending) en seulement 24 h après que la triste nouvelle du petit Rayan tombé dans ce triste puits s’est répandue. Le hashtag restera sur le podium de Twitter pendant les cinq jours qu’a duré l’opération de sauvetage.

A la compassion de la foule présente sur place s’ajoute l’empathie transfrontalière exprimée par des millions d’individus situés dans les quatre coins du monde. Inévitablement, le sort de Rayan entraîne tout un pays. Sur Twitter toujours, les deux hashtags #Rayan et #Morocco deviennent indissociables. S’ouvre alors une fenêtre médiatique, le Maroc occupe ainsi un espace numérique indéniable. Sa visibilité sur les réseaux s’installe, ce qui est rare car la nature même des réseaux et leur modèle économique opèrent selon des logiques courtermistes et éphémères.

Les algorithmes raisonnent en termes d’engagement du public et cet engagement est fondamentalement émotionnel dans le cas des réseaux sociaux. Les événements se succèdent et se déclassent à des vitesses telles qu’elles réduisent drastiquement l’espace-temps occupé par un événement sur les réseaux. Ce fait peut produire ce que l’on peut qualifier de mithridatisation émotionnelle, c’est-à-dire une situation où la succession frénétique des événements les plus impactants sur le plan émotionnel finit par provoquer une indifférence du public à la souffrance des autres.

“Dans le cas du petit Rayan, le taux d’engagement, sa durée et sa nature ont sans doute bouleversé les lois de la physique des réseaux sociaux”

Hamid Derrouich

Or, dans le cas du petit Rayan, le taux d’engagement, sa durée et sa nature ont sans doute bouleversé les lois de la physique des réseaux sociaux. Il en a été ainsi, car dans la puissance de son étymologie, l’émotion est ce qui meut. Elle nourrit plus l’agir que le pâtir. Il est ardu, voire imprudent, de la taire. L’émotion est ce qui met en mouvement les Hommes tant sur la voie de la résilience que sur celle de la violence. Dès lors, sa canalisation s’impose. Comment s’y prendre alors que les réseaux sociaux sont à l’origine d’un tournant émotionnel aux contours insondables ? La question est d’une acuité toute nouvelle tant les sciences humaines se sont longtemps détournées de l’étude des affects allant jusqu’à décréter qu’en n’obéissant qu’aux seules lois de l’imitation, les masses engagées et les foules passionnelles n’agiraient que par instinct et leurs ressorts psychologiques ne pourraient être que primitifs.

Désemboîter les instances temporelles

A l’instant même où la malheureuse chute du petit Rayan s’est répandue sur les réseaux sociaux, elle est devenue, malgré elle, un évènement mondial. Par la même occasion, elle s’est transformée en un enjeu de pouvoir incontestablement.

Trois instances temporelles vont alors engager une sorte de négociation avec ce qui se dresse comme un être inerte, à savoir la montagne. Son ultime objectif est assurément la libération du petit Rayan. Mais c’est une négociation presque surréaliste et le rapport de force y est indéniablement déséquilibré.

Il y a d’abord cette instance elle-même dite inerte constituée de l’environnement topographique. C’est le lieu où se dresse la montagne face à l’Homme. Dans sa grandeur, dans sa profonde antériorité dans la chronologie de la vie sur Terre et dans les secrets encore enfouis dans ses profondeurs, elle rappelle à l’Homme sa fragilité et les lourdes conséquences de son arrogance. On ne dompte pas la nature, on l’apprivoise. Cet axiome semble aujourd’hui manquer aux perceptions que l’Homme a de l’environnement. Nourri d’une croyance faussement interprétée manifestement de vicaire de Dieu sur Terre, l’Homme estime que tout, absolument tout, est mis à sa disposition et que sa jouissance n’a pas de limites.

La montagne est habitée par une âme. Elle a accueilli le petit Rayan dans son giron. C’est la montagne et non le génie humain qui fixe les termes de l’accord sur la restitution temporaire, qui plus est, de la dépouille du petit Rayan. C’est la montagne qui définit les modalités d’accès : agir en douceur, ne rien précipiter, ne pas perturber l’harmonie géologique et respecter l’ordre millénaire façonné par la nature. La montagne est sacrée et les machines confectionnées par l’Homme ne peuvent, sous peine d’un nouveau drame, la profaner.

Les tractopelles ont creusé jour et nuit pour éviter le pire. En vain malheureusement.

Une poignée d’hommes est autorisée à s’y engouffrer. À leur tête, il y a l’oncle Ali, l’homme qui murmure dans l’oreille de la majestueuse montagne, le shaman émissaire qui a marché dans l’ombre de la mort pour convaincre la Terre de bien vouloir laisser les Hommes offrir une sépulture et un deuil dignes à un des leurs, le petit Rayan.

Il y a ensuite l’instance de l’État. Elle est particulièrement représentée à l’entrée du gouffre. L’espace de l’État, c’est l’espace du pouvoir. Cet espace est balisé, délimité et la circulation y est filtrée, mesurée et plafonnée en fonction du capital symbolique de chaque corps social. Les secouristes, toutes branches confondues, forment un corps savant porteur de l’expertise nécessaire pour conduire une telle opération de sauvetage. Cette dernière est aussi, du point de vue du pouvoir, une opération de marketing politique de grande envergure.

Ce corps dit savant est secondé par un autre corps habité par une sagesse populaire, un savoir ancestral, artisanal, non standardisé et non conventionnel. Cette sagesse est douée d’intelligence et de bon sens. C’est cette sagesse, incarnée par l’oncle Ali, qui communique le mieux avec la nature, connaît ses caprices, ressent ses fragilités, écoute ses doléances et panse ses plaies. Ce corps savant est sous la tutelle directe du corps politique. C’est ce dernier qui fixe les droits de passage, filtre l’information, agence et répartit l’espace entre secouristes, médias et foule. Pour ce faire, il déploie des cordons sécuritaires assurés par des forces auxiliaires denses et opaques.

L’hyperverticalité qui caractérise la circulation de l’information finit par la verrouiller transformant approximativement le lieu en une zone militarisée. Les remontées de terrain sont réservées exclusivement et strictement au centre névralgique du pouvoir, voire au sérail du roi. Cette situation provoque de la frustration et laisse libre cours à la rumeur, à la surenchère, voire au voyeurisme informationnel. En effet, au dernier jour des opérations de sauvetage, il était même ardu de compter le nombre de pages YouTube, Facebook et Twitter se livrant à un racolage informationnel des plus saugrenus.

La raison d’État derrière l’hyperverticalité de l’information peut s’expliquer par le fait qu’à partir du moment où le portrait du petit Rayan et le triste récit qui lui a été associé avaient transcendé les frontières et provoqué un engagement transnational, il était plus que naturel que son extraction (sa libération comme “otage”) devienne une affaire d’État. Aussitôt, Rayan devient le symbole de quelque chose de plus profond. Il raconte mille et une histoires du Maroc, de ses fragilités et de sa force ; des défis qui le minent et de la volonté qui l’anime, du désespoir qui peut faire tomber ses enfants et de la résilience collective qui habite son peuple et le pousse à se relever.

La raison d’État, à ne pas en douter, prend en charge aussi le moral du peuple. Ce postulat est d’autant plus plausible que la qualité d’engagement généré par le drame du petit Rayan sur les réseaux sociaux ne peut laisser indifférent le pouvoir politique. Enfants du monde sans considération de classe, chefs d’États et de gouvernements, dirigeants politiques, sommités religieuses, organisations internationales, leaders d’opinion, influenceurs, monde du show-biz et stars du sport… s’étaient tous reliés à Rayan, s’étaient mis en résonnance avec lui, par la pensée et l’affect, dans une communion humaine digne.

Enfin, il y a l’instance temporelle du peuple. C’est particulièrement dans cet espace que l’affect peut donner naissance aux plus belles épopées comme au plus funeste des destins. Dans de pareilles circonstances, l’affect populaire doit être jaugé et surveillé tel le lait sur le feu. La ligne de crête est mince et l’État se doit de jouer les équilibristes en répartissant l’espace. Il était indispensable de permettre à la foule de témoigner sa solidarité par la pensée avec le petit Rayan sans que cela nuise à la sécurité de l’opération de sauvetage hautement risquée.

Du point de vue des représentations, l’État agit tel une tour de contrôle qui veille sur la sécurité du trafic : les deux instances temporelles (foule et experts) peuvent s’exprimer, mais ne doivent pas se croiser. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’interactions entre les deux, mais c’est simplement que leur trame de fond n’est pas la même. A la versatilité de l’émotion et l’imprévisibilité des passions de la foule, on oppose généralement la constance du recours à la raison et à la logique qui prédominerait chez le corps dit savant.

De fait, lorsque la foule, démunie qu’elle est parce que peu ou mal informée, s’en remet à la Providence, les équipes secouristes destinées à sauver Rayan ajustent, calibrent, mesurent, sondent, calculent et évaluent en vue de solutionner une équation sur l’espace-temps.

La religion (religare) signifie “ce qui relie”. C’est donc un peuple lié et relié à sa foi, sa terre, toute sa terre, et à son enfant, Rayan

Rayan était un enfant du peuple. C’est ce peuple qui l’acclame aujourd’hui et qui se refuse à l’idée de l’abandonner à un sort aussi obscur. Le peuple profondément croyant, entré dans une communion d’esprit avec le petit Rayan, est résigné. Il est aussi un peuple qui implore le Seigneur en récitant sans cesse des versets coraniques et en multipliant les prières sur le Prophète Mohammad. La puissance de la religion est dans son étymologie même : la religion (religare) signifie “ce qui relie”. C’est donc un peuple lié et relié à sa foi, sa terre, toute sa terre, et à son enfant, Rayan.

Le petit Rayan n’a pas pu être ramené à la vie. C’est un triste et affligeant dénouement. Mais sa mort n’aura pas été vaine incontestablement. Dans sa lutte pour la vie, le petit Rayan a indiqué la voie, celle du rassemblement et de l’unité. Nous devons collectivement répondre aux questions testamentaires de Rayan : comment rassembler une nation autour d’un nouveau contrat social, autour d’un projet de société résiliente et équilibrée, autour d’un idéal commun ? Comment réarmer idéologiquement une nation afin qu’elle ne se délite pas, qu’elle ne perde pas foi en sa capacité à se réinventer, à se surpasser et à se relever de ses chutes ?