[Tribune] D’une frontière à l’autre : regards sur mon Maroc du nord

J’ai participé, de façon totalement irrationnelle, à un voyage organisé pour découvrir le littoral méditerranéen du Maroc. Irrationnel au regard de mon âge et mon état de santé. Le voyage s’est effectué par autocar dans des conditions moyennes. C’était un défi que je me suis lancé, peut-être un des derniers de ma vie !

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C’était un moment exceptionnel. Une traversée du Nord du Maroc, de l’Est à l’Ouest, traversée partagée avec une cinquantaine de personnes de tout âge, que je ne connaissais pas. J’étais un anonyme, parmi des compatriotes qui s’offraient, à bon marché, un moment de découverte et d’échange…

Mostafa Bouaziz
Mostafa Bouaziz, historien.Crédit: DR

Dans ce périple de presque une semaine, j’étais confronté à diverses frontières, territoriales, culturelles, économiques, sociales, générationnelles, et mentales. Elles se sont imposées à moi, et elles ont suscité ma réflexion. Une nuit de car, de Casablanca à Saïdia… Les participants se sont présentés succinctement, avant qu’une ambiance de kermesse ne s’empare des voyageurs, toutes catégories d’âges confondues.

Première escale à la frontière dite des “deux Jorf” à l’entrée de Saïdia, dans le Nord-Est du Maroc. Un lit de l’oued kiss, sec, large à peine de 15 mètres, sépare le Maroc de l’Algérie. Des deux rives, des chaussées qu’empruntaient des voitures et des véhicules divers. D’un côté, une rangée de drapeaux marocains souverains. De l’autre, une lignée de drapeaux algériens non moins souverains. Ils semblaient, tous les deux, se mesurer, se défier, faute de pouvoir s’entrelacer ! Mais devant cette “froideur” commandée, une chaleur humaine circulait à travers les salams, voire les bisous échangés, entre les voisins, les cousins, et les simples citoyens qui partagent, encore, le rêve maghrébin, malgré les affres de la politique.

L’avant-dernière escale fut celle de Bab Ceuta, séparant le Maroc de l’une de ses villes historiques, “Sebta”, occupée par l’Espagne depuis des siècles. À cette frontière imposée au Maroc, ce n’est plus le spectacle du jour, caractérisé par les files de voitures qui traversent les douanes des deux côtés, ainsi que les “manèges” des petits contrebandiers et autres “passeurs” qui retient l’attention. Mais c’est le spectacle de nuit qu’offrent ces groupes de jeunes déshérités qui choque notre regard et heurte notre conscience. Des jeunes marocains et subsahariens qui se faufilent, à l’abri de l’ombre de la nuit, entre les camions et les fourgons à la recherche d’un abri métallisé où ils s’accrochent, au péril de leur vie, avec l’espoir d’atterrir de l’autre côté de la “frontière”. En pleine nuit, et du balcon de notre hôtel, on peut apercevoir des barques de fortune, qui transportent, au risque de noyades, d’autres candidats à l’émigration clandestine.

Deux frontières territoriales. Deux désolations de taille. Des espoirs, des rêves, et des malheurs certains. Des gouvernants irresponsables, des populations au bord du chaos, et surtout des jeunes, pleins de vie, submergés par le désespoir…

Nos autres escales étaient Nador, Al Hoceima, Al Jabha, Targha, M’diq, Fnideq, et Asilah. Durant cette excursion de près de 2000 kilomètres, nous avons observé de nombreux contrastes qui s’apparentent bien à des frontières solidement implantées.

La première est celle des inégalités sociales. Une partie de la population, et elle est minoritaire, exhibe, d’une manière indécente et provocante, ses signes de richesse (voitures, portables, habits, comportements arrogants, et j’en passe…). La majorité porte, avec amertume, son état de démunis et de laissés pour compte. Ceux d’entre eux qui sont dans les villes enchaînent les petits boulots. Ceux des campagnes vivotent en cultivant quelques parcelles qu’ils arrivent à labourer dans la nature escarpée et montagnarde de ce nord du Maroc longtemps marginalisé, aussi bien par le colonisateur espagnol que par les gouvernements marocains de la deuxième partie du vingtième siècle.

D’importants capitaux ont été investis dans le littoral méditerranéen du Maroc. Ont-ils réglé le problème des préjudices et de la marginalisation ? Je ne le crois pas

Avec l’avènement du troisième millénaire, un espoir est né. Celui de dépasser la dichotomie malheureuse qui s’est installée entre un “Maroc utile” et un “Maroc inutile”. D’importants capitaux ont été investis dans ce littoral méditerranéen du Maroc. Ont-ils réglé le problème des préjudices et de la marginalisation ? Je ne le crois pas. L’opposition entre zone utile et inutile s’est déplacée d’une frontière territoriale à une frontière humaine. Désormais, l’opposition est entre nantis et démunis. Elle fracture la société, elle hiérarchise les statuts, et elle alimente les colères sociales et autres Hiraks. L’argent a coulé dans le Nord marocain, notamment les deniers publics. Mais le clientélisme qui gangrène les liens sociaux et la nature prébendière des liens de pouvoir ont fait que le gouffre entre riches et pauvres n’a fait que s’approfondir au risque de pulvériser les liens nationaux.

La deuxième est celle des générations. La cinquantaine de personnes qui formait notre convoi se présentait comme un échantillon représentatif de la société marocaine. Non seulement les tranches d’âge étaient complètes, mais aussi les statuts sociaux. Bien entendu, de par mon âge (73 ans), j’étais l’un des doyens du groupe. Les frontières générationnelles étaient manifestes.

D’abord le langage. Une frontière entre deux pratiques langagières bien distinctes. Celle des plus de 60 ans où l’emploi des langues arabe et française était localisé dans le temps de la parole. Les phrases étaient complètes, la conjugaison correcte. Même la darija brillait par son champ lexical et sa musicalité de diction et d’élocution. Quant à celle des moins de 40 ans, elle était impressionnante, par son débit rapide, sa mosaïque de langages où les expressions arabes, anglaises, françaises, amazighes, turques, espagnoles s’entrelacent, s’entrechoquent et s’harmonisent sans que les langues fourchent et que la communication trébuche. Cette pratique langagière ne traduit pas une maîtrise des langues, mais un accordement avec une mondialisation violente et subie.

Ensuite, la culture. Les rapports à la religion, à l’histoire, au corps, à la musique, à l’habit, et à la nourriture sont très différents. Mais ils s’articulent les uns aux autres et créent un amalgame d’émotions, de sensibilités, voire d’échanges entre générations. La musique, par ses rythmes variés, ses sonorités diverses et sa magie festive, permettait un échange émotionnel singulier. Bien entendu, la dynamique de groupe facilitait la transgression des frontières culturelles, et l’effacement des barrières de l’âge. J’étais spécialement touché par un moment de haute émotion. Les jeunes filles du groupe ont entonné les chants génériques des dessins animés : Maajid, Pokémon, Mangas… Une diction en arabe classique qui ne souffre aucun bégaiement, et une interprétation mélodique parfaite… un moment exceptionnel où les natifs des années 1980 et 1990 revivaient leur enfance, et où les personnes de ma génération se remémoraient leur temps de jeunes parents. Merci les filles, merci les jeunes encadrants Yassine, Lahcen, Oussama et Abderrahim pour ce moment de symbiose inattendu.

Dans ma génération, le collectif était structurant, non seulement du système de valeurs, mais aussi de notre imaginaire collectif

Enfin, les valeurs. C’est la frontière la plus étanche. La jeunesse marocaine d’aujourd’hui est dans sa grande majorité une génération connectée. Son système de valeurs est produit par les courants sournois de la mondialisation qui œuvrent à la promotion de l’individu individualiste et à la valorisation de ses “exploits”, notamment par le nombre de vues et de commentaires. Les réseaux sociaux, arme fatale de la mondialisation, créent de nouvelles valeurs où l’usager, seul devant l’écran, est submergé par un flot d’informations et d’images qui le happent et le noient dans un monde où ne sont célébrées que deux choses : la société du spectacle et la société de consommation, ces courants puissants du capital financier qui enjambe toutes les frontières et détruit toutes les solidarités : celles de la famille, de la classe, de l’État, et de la nation… ! L’individuel est fêté en héros, alors que le collectif est dénigré, présenté comme une survivance du passé, bref un résidu à évacuer ! Dans ma génération, le collectif était structurant, non seulement du système de valeurs, mais aussi de notre imaginaire collectif. Certes, dans notre autocar, chacun a au moins un téléphone portable. Mais le taux de connexion variant des jeunes aux “vieux” dans un rapport de 10 à 1 ! Ainsi, malgré les moments d’émotions et de joie partagés, les valeurs des uns heurtaient celles des autres.

Je ne terminerai pas ce billet d’humeur sans parler des paysages du Nord marocain… En dépit du relief escarpé, ce territoire rifain offre à l’œil des paysages à couper le souffle… Le mariage entre montagne et mer est d’une beauté exceptionnelle. L’humain s’y est inséré avec la discrétion des Rifains et sans grand bouleversement. La beauté des lieux n’a d’égale que la pauvreté des populations. Ce monde, à l’écart jusqu’à ces dernières années, est soumis désormais à des convoitises marocaines et étrangères. Comparé à ma visite de ces contrées il y a 35 ans, l’État marocain a déployé un effort louable au niveau de l’aménagement du territoire (ponts, routes, escales, sécurité…). La région est prête à être développée.

Mais quel développement lui destine-t-on ? Celui de la centralité du capital, qui ne jure que par le taux de profit et sa réalisation dans le court terme, même si cela broie l’humain ? Ou celui de la centralité de l’équilibre nature-humain-vie ? Je crains que la première option soit la plus probable… je ne l’espère pas, ni pour la beauté de la région, ni pour la modestie de la population, ni pour le Maroc qui aspire à une intégration intelligente de toutes ses régions. C’est en tout cas mon vœu, qui va dans le sens de mon appel à la construction d’un commun marocain capable de relever les défis des temps présent et avenir.