Le Maroc a organisé depuis son indépendance deux Assises nationales du sport. La première eut lieu en 1965 et la seconde en 2008, lorsque SM le roi Mohammed VI dressait un état des lieux sévère mais lucide de la situation du sport marocain. Dans une lettre adressée aux participants, le Souverain condamnait l’intrusion du monde sportif par des individus aux objectifs “mercantilistes ou égoïstes” et déplorait la faiblesse des résultats sportifs de notre pays, source de déception pour les Marocains qu’aucune performance individuelle isolée ne pouvait occulter.
Et d’ajouter : “Cette situation Nous paraît indigne de notre pays et Nous ne pouvons-nous en satisfaire, pas plus qu’elle n’est acceptable pour tout patriote qui se respecte.” Le réquisitoire du roi est sans appel et son injonction à la performance sportive ne souffre d’aucune équivoque. Le Maroc devait dès lors se hisser au statut de Nation sportive et tant le gouvernement que les dirigeants sportifs devaient s’atteler à cet ouvrage.
Tout pour le foot
Plusieurs Exécutifs se sont succédé depuis lors, du gouvernement El Fassi à celui d’Akhannouch, en passant par les deux gouvernements islamistes, et chacun a eu tout le loisir de décliner sa feuille de route en matière de politique sportive. Hélas, tous avec le même résultat consternant ! Les instances constitutionnelles de gouvernance se sont, elles aussi, invitées dans le processus d’évaluation de la Stratégie nationale du sport, qu’il s’agisse du Conseil économique, social et environnemental (CESE), auteur d’un rapport en 2019 sur la politique sportive au Maroc suite à une saisine du président de la Chambre des conseillers, ou de la Cour des comptes qui a souligné dans son rapport annuel 2019-2020 les dysfonctionnements observés au sein du ministère des Sports, du Comité olympique, des fédérations nationales et des associations sportives. Et plus récemment encore, la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD) qui a notamment proposé des actions spécifiques pour renforcer le sport dans les parcours scolaires, intégrer la pratique du sport dans la politique de santé, promouvoir le tourisme sportif et développer les animations sportives au sein de l’économie sociale et solidaire.
Face à ce foisonnement de stratégies, de politiques publiques et de rapports d’audit et d’évaluation, quelle a été la trajectoire sportive de notre pays depuis les Assises de 2008 ? Une pratique sportive en berne auprès des Marocains (à peine 5,6 millions de pratiquants du sport, 390.000 sportifs professionnels et 36.000 formateurs et cadres sportifs), mais surtout une véritable descente aux enfers dans le sport de haut niveau, avec une disparition de notre pays du radar des grandes nations sportives dans toutes les disciplines.
Une exception toutefois à ce collapse général : le football où les performances remarquables de l’équipe nationale résultent davantage des compétences marocaines, souvent nées et formées en Europe, que d’une montée en puissance à partir du championnat national de première division. Ce qui interroge sur la qualité de la formation locale et sur la compétitivité des clubs nationaux. Autre exception à cet échec, qui ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt : le double champion olympique du 3000 mètres steeple, Soufiane El Bakkali. Exit donc les Said Aouita, Nawal Moutawakil et Hicham El Guerrouj en athlétisme, ou les Trois Mousquetaires du tennis, Younes El Aynaoui, Hicham Arazi et Karim El Alami.
Rappelons aussi qu’à côté de ces stars marocaines, d’autres athlètes moins célèbres arrivaient malgré tout à tirer leur épingle du jeu lors des compétitions internationales en décrochant une médaille d’argent ou de bronze aux Jeux olympiques comme Nezha Bidouane en 2000, Hasna Benhassi en 2004 et 2008 et quelques autres… Et sans compter non plus les nombreux athlètes qui arrivaient au pied du podium dans les rencontres internationales ou qui performaient dans les compétitions continentales au basket, au judo, au rugby, au cyclisme, en natation, en équitation…
Aujourd’hui, le Maroc s’est laborieusement classé aux Jeux olympiques de Paris 2024 au 60e rang mondial avec deux médailles seulement, l’une en or et l’autre en bronze, loin derrière des pays modestes comme la Nouvelle-Zélande (5 millions d’habitants) qui obtient 20 médailles dont 10 en or ou l’Ouzbékistan (la moitié du PIB du Maroc) avec ses 13 médailles dont 8 en or, ou même l’île de Sainte-Lucie (620 km2 de superficie, moins de 200.000 habitants, 2 milliards de dollars de PIB) qui remporte 2 médailles dont une en or et une en argent et se classe ainsi au 55e rang mondial !
Mal gouvernance à tous les étages
Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Si cette question intéresse le gouvernement en exercice, qu’il sache qu’il est inutile de faire appel à un cabinet de consulting international gracieusement rétribué pour découvrir la vérité de La Palice. La réponse est simple : c’est la mal gouvernance dans le monde sportif marocain qui est en cause. Notre pays n’a aucun problème de talents, d’infrastructures ou de financement. Nos ressources humaines sont exceptionnelles et dès lors qu’elles évoluent dans un environnement qui favorise l’éclosion de leur talent, elles sont fécondes et produisent des exploits sportifs. Hier les légendes de l’athlétisme ou les Trois Mousquetaires du tennis et aujourd’hui les Achraf Hakimi ou Brahim Diaz et autres sportifs de haut niveau de même envergure, en sont la meilleure démonstration.
L’État a massivement investi dans les grandes infrastructures sportives nationales et continuera de le faire dans la perspective de l’organisation de la Coupe du monde de football 2030. Concernant le financement, le budget général de l’État consacré au département du sport reste limité même s’il a sensiblement progressé ces dernières années, mais de grands groupes publics et privés investissent de plus en plus dans le sport, comme en témoigne la signature d’une convention de partenariat stratégique associant la fédération de football, le groupe OCP et des partenaires privés pour la création d’un fonds de formation national de football dédié à la professionnalisation des centres de formation et à la promotion des jeunes talents.
Quant au pilotage stratégique et à la gestion opérationnelle du monde sportif, le bilan est apocalyptique, car la mal gouvernance, qui s’est généralisée, créé du désordre éthique, transmet des contre-valeurs aux jeunes générations, produit des contre-performances sportives, détruit de la valeur économique, réduit le rayonnement diplomatique du Royaume et, finalement, porte atteinte aux intérêts supérieurs de la Nation. Les manifestations de cette mal gouvernance sont nombreuses et il est pratiquement impossible d’égrener toutes les illustrations qui viennent spontanément à l’esprit.
Prenons toutefois quelques exemples assez éloquents : affaire Naciri-Bioui dite “Escobar du Sahara” ; affaire Boudrika ; présidences à vie des fédérations sportives (boxe 22 ans, athlétisme 20 ans, tennis 16 ans, cyclisme 16 ans, judo 14 ans, natation 12 ans, Comité olympique 9 ans…) ; vidéo de témoignage du jeune champion marocain de tennis, Reda Bennani, qui se plaint de maltraitance de la Direction technique nationale (DTN) ; remise en cause de la compétence de cette DTN par la communauté des coachs de tennis du Maroc ; dégradation du Trophée Hassan II de tennis qui est transféré du complexe Al Amal de Casablanca à un petit club à Marrakech ; scandale des billets pour le Mondial 2022 à Qatar ; soupçons de matchs truqués dans le basketball masculin et le football féminin ; phénomène de hooliganisme et de violences entre supporters de football, etc.
Comment faire du Maroc une Nation sportive ? Le Souverain nous rappelait dès 2008 que cet objectif n’est pas un luxe mais une nécessité, et même plus, un devoir pour tout patriote. Le chemin pour y parvenir est à la fois simple et complexe.
Simple, parce que le diagnostic du sport national est déjà établi et les remèdes largement connus. Il suffit pour cela de se référer aux orientations stratégiques indiquées dans la lettre royale précitée : élargir l’accès au sport aux femmes, aux quartiers, aux zones défavorisées et aux personnes à besoins spécifiques, réviser le mode de gouvernance des fédérations et des clubs et assurer le renouvellement de leurs instances dirigeantes, augmenter le nombre de licenciés, développer de façon cohérente et harmonieuse le sport d’élite et le sport de masse, diversifier les sources de financement, professionnaliser la presse sportive… Comme il s’agit aussi de se référer aux recommandations, demeurées lettre morte, de la CSMD, de la Cour des comptes et du CESE.
Complexe, car par-delà la volonté et la capacité d’appliquer fidèlement ces recommandations, il est une condition qui me paraît encore plus essentielle : confier le projet “Maroc Nation Sportive” à un homme ou une femme d’État doté d’une culture sportive, capable au sein d’un Exécutif de faire cesser la rente sportive en mettant un terme aux présidences à vie des fédérations, en désignant des DTN à la compétence reconnue par leurs pairs, en créant une structure nationale polydisciplinaire de très haut niveau mise sous la tutelle directe du ministre, et en plaçant l’intérêt des jeunes et la culture de la gagne au cœur du réacteur de la politique sportive du pays.
À défaut d’une telle démarche disruptive, l’organisation du Mondial 2030 permettra, sans doute, au Maroc d’avoir des stades et des infrastructures, mais sans qu’il puisse acquérir l’âme d’une véritable Nation sportive et, bien évidemment, sans performer dans le sport de haut niveau.