[Tribune] Abdellah Taïa : “Le Maroc écrase les LGBTQ+, encore une fois”

Par Abdellah Taïa

On a appris la semaine dernière, dans plusieurs supports médiatiques, que M. Ahmed Toufiq, écrivain et ministre des Affaires islamiques, avait approuvé le retrait d’un manuel destiné aux cours d’alphabétisation dans les mosquées. Pour quel motif ? Dans le cadre de la leçon portant sur la tolérance, on peut lire cette phrase très audacieuse en langue arabe : “L’égalité implique que les gens soient traités de manière égale sans discrimination, quelle que soit leur origine ethnique, leur orientation sexuelle ou leur handicap.”

Pour justifier ce retrait, on imagine sans problème le ministère nous sortir encore une fois les mêmes mots : “s’opposer à toute promotion de l’homosexualité au sein de la société marocaine”. Comme si l’expression “orientation sexuelle” ne signifiait qu’homosexualité. Le manuel d’alphabétisation “problématique” va donc être détruit et sans doute réimprimé sans la mention “orientation sexuelle”.

Cette réaction du pouvoir marocain est tout sauf surprenante. Depuis très longtemps, il ne cesse de réaffirmer sa volonté de ne pas changer les lois coloniales qui criminalisent les LGBTQ+ de ce pays et les mettent quotidiennement dans des situations extrêmement dangereuses. Depuis très longtemps, il s’efforce d’ignorer encore et encore les efforts extraordinaires fournis par de jeunes associations (comme KIF KIF, ASWAT LGBT, Mali, AKALIYAT, Moroccan Outlaws, etc.) pour changer les mentalités sur cette question, apprendre aux citoyens le sens profond des mots “tolérance” et “égalité”.

Silence. Aveuglement. Condamnation. Effacement. Injustice. Homophobie d’État. Voilà ce à quoi vous avez droit quand vous êtes LGBTQ+ au Maroc. Vous êtes chez vous et on vous dit très clairement que vous n’êtes pas chez vous. Vous ne méritez pas qu’on vous protège, qu’on daigne vous parler. Taisez-vous. Rentrez chez vous. C’est de votre faute si vous êtes comme ça. Pourtant, allez faire un tour sur les réseaux sociaux marocains et vous vous rendrez compte très vite que les LGBTQ+ sont là et bien là. Très visibles. Ils existent. Ils sont sortis de la peur. Ils n’attendent plus la bénédiction du pouvoir pour vivre et, malgré les dangers réels, s’affirmer politiquement. Certain.e.s d’entre eux sont même de vraies stars, des influenceurs qui comptent bien plus que les chanteurs et les acteurs.

Mais, bien sûr, les autorités ne sont pas au courant. Les LGBTQ+, c’est rien. Ce ne sont que des petites folles, des citoyens sans valeur. On peut faire semblant de s’intéresser officiellement aux droits de l’homme, à l’émancipation des femmes, mais les LGBTQ+, non, non, vraiment, ce n’est pas nous. Et ça n’existera jamais entre nous. De quels droits parlez-vous ? Les minorités, vous dites ? Jamais entendu parler de ça.

Un drapeau LGBTQ+Crédit: Yamil Lage/AFP

Dans ce contexte, le fonctionnaire, chargé au ministère des Affaires islamiques des manuels d’alphabétisation et qui serait derrière l’apparition de la mention “orientation sexuelle” dans ces livres, a l’air d’un héros. La rumeur dit qu’il aurait été licencié à cause de cette initiative inédite. Pour moi, cet homme est un héros. Un homme de son temps. Sincèrement moderne. Engagé. Son geste est tout simplement sublime. Et c’est pour cette raison précisément que j’écris cette tribune. Pour lui rendre hommage. Lui dire que ce geste compte. Ne sera pas oublié. Que, malgré la censure, son message est passé. Et que moi, écrivain marocain gay, je lui suis plus que reconnaissant.

Nous sommes nombreux à avoir reçu ces mots (“l’orientation sexuelle”) qu’il a écrits dans le manuel d’alphabétisation comme un soutien réel, fort, pour les LGBTQ+, comme une déclaration d’amour. Et surtout : comme une révolution au sein même du pouvoir marocain. Un petit signe d’espoir. Une petite porte qui s’ouvre. Un petit peu moins de solitude que d’habitude. Peut-être que je suis trop naïf en faisant cette interprétation, mais je préfère la naïveté à l’indifférence. Je prends la main généreuse de cet homme tendue vers nous et je lui dis MERCI. Merci avec CŒUR.

Monsieur, comme on ne connaît pas votre identité, je vais vous appeler M. Marwane. Sachez que j’ai des amis gays qui ont pleuré à chaudes larmes en découvrant cette histoire. Grâce à vous, le temps de quelques jours, de quelques instants, ils se sont enfin sentis exister. Toute la reconnaissance qu’on leur refuse partout était soudain là, dans l’air, écrite noir sur blanc dans un manuel.

Au fond, M. Marwane, votre geste est la preuve même que ce qui avait était initié avec le Printemps arabe en 2010-2011 est encore là, vivant. Vivant. Un feu en nous, parmi nous. Un feu qui nous anime et qui nous guide, nous les peuples arabes, malgré les contre-révolutions, malgré les tentatives des pouvoirs de nous diviser, de nous ramener en arrière, dans l’obscurité, dans la peur. Dans la soumission. Ils n’arriveront plus à laver nos cerveaux. C’est pour moi une conviction profonde, les Arabes se sont réveillés à partir de 2010. Ils sont de nouveau connectés à leur Histoire, à leurs résistances et à ceux qui ont éclairé le chemin pour eux.

Les Marocains n’ont absolument pas oublié le grand leader Mehdi Ben Barka, ni ses projets démocratiques pour le peuple. La justice pour le peuple. Le peuple d’abord et avant. Mehdi Ben Barka a été assassiné à Paris en 1965. Mais ses discours continuent de circuler dans les cœurs des Marocains. S’il était encore vivant, il aurait, lui, sans aucun doute soutenu et libéré les LGBTQ+ du Maroc. Il nous aurait rendu la justice qu’on continue de nous refuser. Ce rêve n’est pas un rêve, M. Marwane. Mehdi Ben Barka n’est pas mort. Il vit en chacun d’entre nous. Il vit sûrement en vous, vous aussi. Et c’est ce souvenir qui a dû vous guider (inconsciemment peut-être) jusqu’à votre geste d’aujourd’hui.

La vie. C’est quoi, la vie ? Ce n’est rien d’autre que notre capacité à nous entraider les uns les autres. Regarder vraiment l’autre, le considérer, surtout quand il est en bas. L’écouter. Le sortir de l’isolement, du silence, de l’injustice qu’on ne cesse de lui imposer. Le pousser vers un vrai chemin de liberté. LGBTQ+ ou pas, l’aider à obtenir ses droits. SES DROITS. Et aussi, ceci : l’aimer. Aimer l’autre. S’aimer soi-même. Jusqu’à quand cette haine du pouvoir marocain envers ses citoyens LGBTQ+ ?

Les opinions présentées dans cette tribune n’engagent que leur auteur.
Né à Rabat en 1973, Abdellah Taïa a publié aux Éditions du Seuil plusieurs romans, traduits en Europe et aux États-Unis : Le Jour du Roi (Prix de Flore 2010), Un pays pour mourir (2015), La vie lente (2019). Il a réalisé en 2014 son premier film, L’Armée du Salut. Son nouveau roman, Vivre à ta lumière, sort le 4 mars.