Harcèlement sexuel à l’université : des étudiantes racontent leur calvaire

Depuis l’appel à témoignages lancé en juillet par TelQuel, une vingtaine de femmes des quatre coins du pays se sont manifestées pour raconter le harcèlement sexuel et les violences qu’elles ont subis dans l’enseignement supérieur. Leur récit illustre l’impunité totale d’enseignants qui n’hésitent pas à mettre en péril l’avenir professionnel de celles qui refusent leurs avances.

Par et

Parmi les témoignages reçus, certains renvoient au même professeur.

“Certaines étudiantes avaient 19/20 avec lui, du jamais vu”

Salima*, Faculté des sciences et techniques d’Errachidia 

« J’étais en première année de licence, en 2017. Un professeur de géologie insistait pour qu’on passe le voir si on avait des questions, donc j’y suis allée. Il me regardait bizarrement, il a fait sortir son collègue pour qu’on soit seuls et a fermé la porte. J’ai fui sans réfléchir, puis des camarades m’ont confirmé que c’était un prédateur, qu’il avait été chassé de l’Université Abdelmalek Essaâdi de Tétouan pour des faits similaires, et simplement muté à Errachidia. Comment est-ce possible ? Certaines étudiantes avaient 19/20 avec lui, du jamais vu. »

“Je t’ai choisie pour boire un verre avec moi”

Meriem*, Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine (INSAP) 

« Jour d’examen, j’étais la dernière à remplir ma copie. Le professeur, un intervenant externe venu nous enseigner la sociologie (et nous envoyer des “Ça va zine?” sur Messenger), s’assied sur ma table et me fixe : “Tu sais, tu es très belle et très intelligente — silence — c’est pour ça que je t’ai choisie pour boire un verre avec moi.” J’ai eu peur, j’ai marmonné que je ne pouvais pas, que je partais en voyage. Dans ma tête, j’étais désespérée : tout ce travail pour rien, ma réussite dépendra donc de ça…

Il a insisté pour que j’écrive mon numéro de téléphone sur la copie, je l’ai fait et suis allée directement en parler à l’administration, qui m’a soutenue, confirmant que c’était inadmissible. Ils ne l’ont plus jamais rappelé pour donner des cours à l’INSAP, mais ce professeur enseigne à la Faculté des Lettres de Rabat et il semble parfaitement naturel pour lui de harceler les étudiantes.

Un jour, il a même donné rendez-vous dans un parking souterrain à une camarade… J’ai finalement eu la meilleure note à l’examen, mais je ne sais pas si c’est parce que j’avais vraiment bien révisé ou parce que je lui avais donné mon numéro de téléphone… »

“La solution est entre tes mains”

Sanae*, Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales (FSJES) de Rabat-Agdal 

« C‘était il y a deux ans. Je devais trouver un encadrant pour ma soutenance en droit. J’ai envoyé un mail à un professeur, qui m’a répondu : “Avec grand plaisir, on peut se voir dans un café pour que tu m’expliques ton sujet”. J’étais contente, j’y suis allée sans me poser la moindre question. Lorsque j’ai tendu la main pour le saluer, il m’a fait la bise, j’ai trouvé ça bizarre. Puis il m’a dit : “Tu sais, je suis célibataire, je suis encore jeune, je veux profiter de la vie…” Il avait la cinquantaine, marié avec des enfants.

Bref, je commençais à lui parler de mon sujet, quand il m’a pris la main et m’a demandé si je pouvais rester avec lui jusqu’à 22 heures. Alors j’ai menti : mon père est très strict et je suis fiancée. Il a regardé son téléphone et m’a dit qu’il devait partir. J’ai donc demandé quand je pourrais le revoir pour mon mémoire. “On se tient au courant.” Puis je n’ai plus eu de ses nouvelles, il ne répondait même plus au téléphone. J’en ai parlé à ma mère, qui l’a appelé en numéro masqué. Il a dragué ma mère, déroulé son CV et proposé de faire connaissance.

Comme je n’avais pas d’autre choix pour ma soutenance, car tous les autres professeurs étaient trop occupés, j’ai joué l’idiote et suis retournée le voir. Là, il est passé à la vitesse supérieure : “Tu vas venir chez moi, hein? J’habite tout seul.” Et quand je l’appelais pour savoir quand je pourrais soutenir mon mémoire, il me répondait : “La solution est entre tes mains.” Je devais soutenir en mars, j’ai finalement soutenu près d’un an plus tard. Je n’en ai jamais parlé à l’administration parce que ce professeur a le bras long. Je ne pouvais pas me plaindre à mon coordinateur de master parce que c’était son ami. Si j’en parle aujourd’hui, c’est parce que j’ai quitté le Maroc. »

“Bac scientifique mention très bien, classe prépa… et me voilà redoublante et virée de l’école”

Ytto*, École nationale des sciences appliquées (ENSA) de Khouribga

« C’était en 2014, j’avais 22 ans. Ça a commencé par des regards. Puis il y a eu un examen, le coding était mon point fort, et pourtant ce professeur m’a mis un 6/20 et m’a convoquée : “Je sais que tu as un meilleur niveau.” J’ai repassé l’examen, tout était juste, mais il m’a lancé : “Il faut trouver un autre moyen de me satisfaire, pour que je puisse moi aussi te satisfaire.” C’était très clairement une allusion sexuelle, mais j’ai fait comme si je n’avais pas compris. Il m’a alors demandé comment je le trouvais. Je lui ai répondu “Comme mon père”.

Il a ensuite voulu savoir pourquoi j’étais passée d’une autre ENSA à celle de Khouribga. Je lui ai dit que c’était parce que je ne supportais plus le harcèlement sexuel de mes anciens professeurs. J’avais inventé ça pour qu’il me laisse tranquille, mais il m’a menacée: “Tu ne vas rien faire de ta vie”, “Je vais te détruire”, etc. Il a alors fait un rapport de mauvaise conduite contre moi, disant que je l’aguichais, que je n’arrêtais pas d’aller le voir dans son bureau, etc. Ça a été un motif de redoublement et d’exclusion. Bac scientifique mention très bien, classe prépa, et me voilà redoublante… et virée de l’école.

Je savais que porter plainte ne servirait à rien, alors j’ai joué la ruse : je l’ai appelé pour lui dire que je regrettais… Il y a cru (rires), ma demande de dérogation a été acceptée. J’ai changé de filière et commencé à porter le voile et une alliance, histoire qu’il me laisse enfin tranquille. Plus tard, j’ai raconté cette histoire à d’autres étudiantes, certaines avaient vécu la même chose avec lui. Ce professeur est passé chef de département et j’ai naturellement quitté le Maroc dès que j’en ai eu l’opportunité. »

“Il commence par me frôler à plusieurs reprises, puis me toucher avec de plus en plus d’assurance, sentir mes cheveux… J’étais tétanisée”

Narjiss*, École d’architecture – Université internationale de Rabat (UIR)

« J’ai été victime d’agression sexuelle au cours de ma troisième année. Un jour, ce professeur vient vers moi pour me dire qu’il aimerait partager des idées sur mon projet, et me propose de voir ça à la fin du cours. Il attend que la salle se vide et commence par me frôler à plusieurs reprises, puis à me toucher avec de plus en plus d’assurance, sentir mes cheveux… J’étais tétanisée. J’éclate en sanglots et fuis tandis qu’il essaye de me retenir.

Sur le coup, je n’ose en parler à personne. Il savait très bien que le corps administratif le protégerait. Ce n’est qu’en étant témoin d’autres harcèlements de sa part, parfois devant tout le monde, notamment pendant une loge où il est allé voir chaque étudiante une à une, celles-ci fondant en larmes, que je décide d’en parler à la directrice. C’est grâce au soutien d’une professeure que la directrice a fini par suspendre l’enseignant en question et le virer. »

“Il me tire vers lui et me serre en essayant de m’embrasser”

*Yousra, Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales (FSJES) – Université Cadi Ayyad de Marrakech

« C’était en 2019, je voulais postuler pour un master, mais pour une raison obscure, on ne me présélectionne pas malgré mes bonnes notes. Mon professeur me dit de repostuler, qu’il va m’aider. Quelques jours plus tard, il m’appelle : “Ramène ton CV et une copie de la réclamation et viens me voir à la faculté, j’ai une opportunité de travail pour toi.”

J’y suis allée vers 18 h. On était dans une salle de cours, je me suis installée à une table et lui était en face, à son bureau. Jusque là tout me semblait normal même si j’avais un pressentiment bizarre. On a discuté un peu des études et du travail. Au moment où j’ai voulu partir, il fait semblant de vouloir me saluer, mais là il me tire vers lui et il me serre en essayant de m’embrasser. Je l’ai poussé et j’ai couru vers la sortie.

C’était traumatisant et j’ai abandonné mes études à cause de ça. J’étais parmi les meilleurs étudiants de ma promo. Détail important : je porte le hijab, pour ceux qui penseraient encore que ce sont les étudiantes les provocatrices… »

“Si tu changes d’avis, je suis au 5e étage”

Malika*, Université Cadi Ayyad de Marrakech 

« En 2009, je devais soutenir un mémoire de fin d’études de droit, et mon encadrant, professeur reconnu et avocat, ne voulait clairement pas me donner de date de soutenance. Or, je venais de me marier et devais rejoindre mon époux en France avant avril. J’avais une porte blindée devant moi, impossible de soutenir mon mémoire.

La réputation de ce professeur était de notoriété publique : les filles devaient coucher avec lui pour avoir de bonnes notes. Il organisait souvent des dîners pour les intervenants qui venaient de l’étranger, où il ramenait des étudiantes, comme le ferait un proxénète. Je n’y suis jamais allée et il me demandait souvent pourquoi.

Un jour, je vais voir un membre du jury pour lui expliquer que je ne peux pas rester à attendre des mois, et me mets à pleurer. Je connaissais sa réputation à lui aussi, mais pas le choix. Il me dit alors : “Ramène-moi ton mémoire et on va voir.” Rendez-vous est pris devant un café, à sa demande. Il arrive en voiture et insiste pour que je monte, prétextant qu’il est très pressé. On se dirige vers un hôtel. J’ai peur.

Je lui demande d’aller à la fac, mais il préfère “un cadre agréable”. Il s’installe au café de l’hôtel et fait semblant de lire mon mémoire. “Mais pourquoi tu veux absolument soutenir?”, me demande-t-il. “Parce que je ne vois pas pourquoi je suis la seule à ne pas avoir soutenu depuis tout ce temps, et je dois rejoindre mon mari.” Il me lance : “Moi, je cherche ton bien. Je voudrais que tu aies une très très bonne note pour pouvoir faire un doctorat.” Je lui réponds que je ne veux pas faire de doctorat. Mais lorsqu’il me dit “Tu es vraiment têtue, hein”, je comprends bien le message et demande à ce qu’il me redépose devant le café.

Il fait alors un détour et s’arrête devant un immeuble : “Tu sais, j’habite ici, si tu veux…” Je le coupe : non, je ne veux rien et je dois partir. Réponse : “Si tu changes d’avis, je suis au 5e étage.” C’était sa garçonnière. Il m’était impossible d’en parler à l’administration, car tous deux sont très influents au sein de la faculté. J’ai dû faire intervenir un ami du barreau de Marrakech, qui lui a gentiment demandé de “faire un effort avec moi”.

Le jour de la soutenance est donc arrivé, ils m’ont humiliée devant ma famille et mes amis, en faisant tout pour me coincer. Puis quand tout le monde est sorti, ils ont fermé la porte et commencé à me tourner autour comme des hyènes autour d’une proie. Mon professeur était particulièrement énervé : “Comment as-tu osé faire pression sur moi?” J’étais au bord de l’évanouissement. Résultat, j’ai eu 11/20, l’une des pires notes, alors que j’étais bonne élève. Je suis sûre que sans intervention extérieure, je n’aurais jamais soutenu mon mémoire, à moins de céder. Ces professeurs sont toujours à l’université, et j’ai décidé de ne plus me taire, pour les autres étudiantes. »

“Rester calmes et ne pas réagir, pour notre bien”

Rania*, Faculté des lettres et des sciences humaines de Meknès (FLSH) 

« Un de mes professeurs me faisait des compliments devant toute la classe, m’accordait beaucoup d’attention. Mais on reconnaît vite quand quelqu’un nous apprécie pour nos capacités, notre intelligence, ou pour autre chose. Il s’est mis à me contacter sur Facebook à la moindre occasion, avant de passer au harcèlement téléphonique, généralement après 22 heures. Il me proposait d’aller boire un verre, un café, ou de l’accompagner à des événements dans d’autres villes, en pension complète.

Quand il me croisait dans l’université, il me prenait la main, insistant pour me voir et “m’aider dans mon parcours professionnel”. Je ne pouvais pas réagir de manière offensive, mais je ne donnais pas suite. Ça a duré des années, jusqu’à ce que je quitte la fac. Lui y est toujours. Certaines de ses étudiantes, qui ne rendent aucun travail de recherche, n’assistent pas aux cours ou n’ont pas le niveau se retrouvent avec des notes hors normes.

Il y a aussi eu un scandale vite étouffé : il envoyait des dick pics (photos de son sexe, ndlr) à une étudiante qui les avait fait circuler. Certains professeurs avaient alors demandé à cette dernière de ne pas porter plainte, de calmer le jeu. C’est d’ailleurs tout ce qu’il nous reste à faire dans ce genre de cas : rester calmes et ne pas réagir, pour notre bien.

Je ne pouvais pas en parler à l’administration parce qu’elle est toujours du côté du professeur et qu’il y a une solidarité entre les corps administratif et professoral. J’aurais risqué d’être pénalisée au niveau des notes ou de ne pas pouvoir poursuivre en master puis en doctorat. Et puis, je ne me sentais pas en sécurité du tout ; j’avais tellement peur qu’il aille plus loin. Je me suis faite discrète pendant que lui profitait de la non-application de la loi et de la protection de l’université. »

“Il me dit que je sais quoi faire pour avoir ma bourse”

Chaima*, dans une université de Casablanca 

« J’entamais ma dernière année de master. J’étais dans une situation précaire, enchaînant les petits boulots, il me fallait absolument une bourse pour pouvoir continuer mes études. J’avais beau donner tous les documents, ça bloquait. Celui qui s’occupait des bourses me convoquait tout le temps en prétextant qu’il manquait des documents alors que non, et je le sentais me regarder avec insistance et faire des allusions, mais comme j’avais vraiment besoin de la bourse je ne disais rien.

Un jour, il me convoque encore et là je sens qu’il est plus insistant, il me dit que je suis belle, que je sais quoi faire pour avoir ma bourse. J’essaye de fuir mais il me plaque au sol et commence à me toucher. Je suis tétanisée mais je parviens finalement à m’échapper. Je ne savais pas quoi faire ni à qui en parler, surtout que je risquais de ne pas pouvoir continuer mes études, alors je n’ai rien dit.

J’ai finalement eu ma bourse mais ça m’a vraiment déprimée. Un an plus tard, j’ai décidé de mettre mes études en stand-by. Je pense reprendre, mais pas dans la même ville et sûrement pas dans la même fac. Ça m’a traumatisée. »

“C’est comme s’il m’avait forcée de manière détournée”

Loubna*, Université Cadi Ayyad de Marrakech 

« J’étais en deuxième année. Tout le monde savait que ce professeur draguait les étudiantes, et celles qui étaient les plus proches de lui avaient les meilleures notes, c’était bien connu. J’étais très ambitieuse, je travaillais énormément, et je ne comprenais pas pourquoi j’avais des notes moyennes. Ça altérait ma confiance en moi.

Un jour, je vais le voir pour lui demander comment améliorer mes notes parce que c’est très important pour moi, et il me dit qu’on peut prendre un café pour en parler. J’accepte et on se retrouve le soir dans un café. Là, il commence à me draguer et je comprends vite où il veut en venir, d’ailleurs il ne s’en cache pas et me propose d’aller avec lui dans son appartement.

Sur le coup, je me suis dit que c’était ce qu’il fallait faire si je voulais réussir mes études donc je l’ai suivi et j’ai fait ce qu’il fallait. Du coup, j’avais d’excellentes notes, j’ai réussi mes études. Des années plus tard, je commence à me dire que je n’en avais pas envie, c’est comme s’il m’avait forcée de manière détournée. Ça me met très mal à l’aise, je lui en veux, mais je me dis aussi que c’est de ma faute, car je n’ai pas dit non. »

“Comment crois-tu que les filles valident leur année?”

Sara*, Université Mohammed V de Rabat 

« Il était professeur assistant à l’époque, en informatique, et il s’occupait aussi de tout ce qui était IT à la fac, du coup, toutes les notes passaient par lui. Il profitait de ça et je voyais très bien en cours qu’il s’approchait de nous, ce qui nous mettait très mal à l’aise. Je n’avais jamais de bonnes notes dans son cours alors que je travaillais d’arrache-pied et je voyais qu’il le faisait exprès, parce qu’il savait que j’avais besoin de valider ce module pour réussir mon année.

Un jour, pendant la pause, je vais lui parler, il me dit : “Suis-moi dans mon bureau, tu peux faire autre chose et par la même occasion on pourra modifier ta note parce que je l’ai sur le PC.” J’étais choquée, je me suis mise à pleurer, et là il m’a dit que tout le monde faisait ça : “Comment crois-tu que les filles valident leur année?” J’ai dit non, et je n’ai pas réussi mon année car il n’a pas voulu valider mon module. Il s’est vengé. Je ne pouvais pas en parler parce que de toute façon personne n’allait m’écouter, et j’avais peur de rater une année supplémentaire si je créais des problèmes. C’était connu dans la fac, l’administration était au courant. »

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