Les noms fusent, beaucoup sont éliminés, un ressort du tamis en ce mois de décembre 2018 : celui de Nour-Eddine Saïl. Cinéphile, homme de télé, philosophe, intéressé par la marche du monde et du Maroc. Il avait cette culture transversale qui lui permettait d’avoir un avis sur des sujets variés, était capable de prendre de la hauteur pour donner de la valeur à une actualité que nous sommes trop souvent condamnés à scruter le nez dans le guidon.
Lors de la conférence de rédaction, où a été déterminé le menu du dernier magazine de l’année, il a pris son rôle très au sérieux. Il a commenté les propositions de sujet des journalistes, acquiesçant à certaines, en trouvant d’autres moins intéressantes, demandant à ce que l’angle d’attaque soit affiné ou suggérant des questions à poser.
Nour-Eddine Saïl a vécu à distance notre bouclage et ses affres, les changements de dernière minute du fait de l’actualité, mais a rempli sa mission jusqu’au bout. Découvrez ses commentaires sur ce numéro double sorti il y a de cela deux ans, en décembre 2018.
Salim Jay, un « homme des livres »
Le client de cet interrogatoire avait été choisi par Nour-Eddine Saïl, lui-même. Et l’homme de culture s’est montré élogieux au sujet de l’écrivain dans sa « critique » du questionnaire réalisé par nos journalistes. “Salim est, stricto sensu, l’homme des livres. J’aime chez lui sa fidélité essentielle à deux actes intimement liés entre eux : lire et transmettre. Salim est né à l’écriture par la lecture, et il a évolué vers le “métier” de critique par loi de conséquence. Je trouve beau de constater qu’il est devenu ce qu’il est… de façon naturelle, simple, comme allant de soi. Il faut dire aussi que c’est quelqu’un de “clivant” (pour parler novlangue) : il a autant d’amis (j’en fais partie) que de contempteurs ; mais je peux attester que Salim a peu d’états d’âme car il lit vraiment les livres dont il parle… Il lit comme il respire, et vogue la galère.”
Consterné par l’horreur d’Imlil
TelQuel avait consacré la couverture de ce numéro double du mois de décembre au drame d’Imlil, lors duquel deux touristes scandinaves, Louisa Vesterager Jespersen et Maren Ueland, ont perdu la vie après avoir été assassinées par des terroristes affiliés à Daech. Le changement de couverture s’était d’ailleurs fait à la dernière minute puisque notre rédacteur en chef temporaire devait y figurer. Cela ne l’a pas pour autant fait ciller puisque malgré des occupations professionnelles, Nour-Eddine Saïl n’a pas hésité à nous envoyer sa réaction au milieu de la nuit pour ne pas retarder la publication de notre magazine. Un témoignage où il fait part de sa consternation face à cet acte de barbarie
« Que dire de plus ? Et que peuvent les mots face à cela ? Quoi cela ? Cela qui relève de l’innommable. Alors, que faire ? Si tant est que dire soit faire, allons-y disons… Mais dire quoi ? Et à qui ?… J’ai peur !… Je me surprends à parler comme Hal 9000 dans « 2001, L’odyssée de l’espace ». Hal 9000, l’ordinateur central qui commande le vaisseau spatial à destination de Jupiter et qui est à deux doigts de prendre le pouvoir sur les hommes de l’équipage, sur les hommes tout court… Et cette créature de l’homme, sentant qu’elle a perdu la partie à cause de la determination farouche du seul survivant humain, finit par s’effondrer dans le plus humain des sentiments : “J’ai peur”, au moment d’être irrévocablement débranchée . Que dire de plus ? Condamner ? Oui, bien sûr ! Crier, protester, défiler, hurler ? Oui, et mille fois oui ! Et puis quoi d’autre ?… Le silence criminel sur l’infinie bêtise m’effraie, pour paraphraser Pascal. Oui, Pascal ! On en est là !!”
Hausse des frais de scolarité en France, de l’impérialisme « pauvre et méchant »
Dans ce numéro, TelQuel revenait sur les conséquences de la hausse des frais de scolarité pour les étudiants étrangers annoncée pour le gouvernement Macron en France. Une décision qui a suscité la colère et l’indignation de notre côté de la Méditerranée. Et qui a également fait réagir Nour-Eddine Saïl qui y voit une nouvelle forme d’impérialisme : « Même si on reste (un peu) sur sa faim après la lecture de cette “histoire d’un désamour”, on se rend compte, tout de même, à quel point le double langage de la France sur la francophonie est décevant. On crie sur tous les toits que la francophonie constitue la maison commune de tous ceux qui ont la langue française en partage, et on fait tout pour que chacun reste sagement chez soi et, au mieux, aille regarder quelques films hexagonaux dans les Instituts français du coin. Même “l’impérialisme culturel” français, dénoncé jadis comme ennemi à combattre, est devenu, par les temps qui courent, un impérialisme pauvre… pauvre et méchant”
Un portrait d’Abiy Mohamed, un exercice d’équilibriste
TelQuel revenait également dans ce numéro sur la révolution sociale et politique initiée par le nouveau Premier ministre éthiopien alors à peine installé au pouvoir et qui allait se voir décerner le prix noble de la paix un an plus tard. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est que Nour-Eddine Saïl n’a pas mâché ses mots pour critiquer l’exercice: “J’ai toujours peur de ce genre de littérature équilibriste. On dirait un papier (critique ?) de Mustapha Khalfi sur Abdelilah Benkirane dans Attajdid de la belle époque”.
Le vin made in China, du « vin de coupage »?
Dans la partie « mag » de notre magazine, notre rédaction évoquait l’importation massive, entre 2008 et 2014, de vin chinois. Un phénomène que même les sommeliers du Royaume ignoraient. Pour Nour-Eddine Saïl, il y a peu de place au doute, ce vin chinois est du “vin de coupage”. Pour autant, le philosophe ne remet pas en cause le potentiel de la Chine en termes de production viticole en évoquant l’exemple californien: « Je suis tenté de croire, comme le suggère Jacques Poulain, qu’il s’agit de “vin de coupage”. C’est courant dans la fabrication du vin. Cela dit, la Chine peut très bien, dans un avenir proche, se mettre à produire des vins de qualité. L’exemple de la Californie est édifiant à cet égard. Du reste, il y a un début à tout et, comme dirait Werner Herzog : “Même les nains ont commencé petits !” »
Ahmed Toufiq, un « honnête homme »
Dans ce numéro de TelQuel, le ministre des Habous et des affaires islamiques accordait une rare interview où il évoquait son oeuvre littéraire. A la lecture de cet entretien, notre rédacteur en chef de la semaine était visiblement touché, comparant la pensée d’Ahmed Toufiq à celle des Lumières du XVIIème siècle et d’ « honnête homme« : « Un honnête homme, dirais-je. Dans la terminologie du dix-septième siècle, à la veille des Lumières, ce vocable désignait ceux qui, entre la foi, la raison, la culture de la Renaissance et les affairements de la vie, empruntaient la voie de la tempérance. Ahmed Toufiq pourrait appartenir à cette catégorie d’hommes. Face au wahabisme rampant qui s’est, patiemment et progressivement, installé chez nous, Ahmed Toufiq tient bon, soufi de coeur et de raison, et sans hausser le ton, écrit et publie des romans. Ce qui tranche, notablement, avec l’austérité surjouée de la plupart de nos oulémas. Je ne sais pas pourquoi j’ai toujours imaginé Ahmed Toufiq conversant, avec humilité et dans la pénombre d’une petite mosquée à Marrakech, avec Averroès. Et je les imagine, tous les deux, en train de tracer les contours d’une sorte de bienheureux centrisme politique de la foi. Je ne suis donc pas étonné d’apprendre que le prochain livre d’Ahmed Toufiq se présente comme “un roman initiatique sur la quête soufie”. C’est, apparemment aujourd’hui, la pointe extrême de la modernité en islam. Encore un effort, la béatitude n’est pas loin !”
De l’importance d’un ministre de la mer
TelQuel revenait en ce mois de décembre 2018 sur l’histoire des ports de notre pays. Des structures qui jouaient un rôle essentiel dans le développement économique mais aussi technologique du Royaume. L’occasion pour Nour-Eddine Saïl de s’attarder sur un aspect de la politique maritime du Royaume, le poste de ministre de la mer : « Cette idée de nommer un ministre de la mer (wazir al bahr) dès le dix-neuvième siècle donne la mesure de l’importance, pour le Maroc, des deux mers qui le baignent. La mer comme une porte de sortie et d’entrée, simultanément ouverture et enfermement… Cette mer qui porta Tariq Ibn Ziyad en Europe est la même qui installa, dès l’aube du vingtième siècle, l’Europe commerçante au Maroc jusqu’à ce que, de créance en créance, la France vienne gentiment proposer sa “protection” ».
Baghdadi vs Iron Man
Quelques jours après la mort de Stan Lee, TelQuel revenait sur l’oeuvre géante du dessinateur et auteur américain et son impact sur notre pays. L’occasion pour un autre artiste, Nour-Eddine Saïl, d’évoquer l’importance du huitième art ainsi que ses discussions avec Ahmed et Naima Bouanani : « J’ai trouvé très amusante l’idée d’utiliser les Comics Marvel pour lutter contre Daech par BD interposée. On visualise tout à fait le face-à-face Iron Man – Al Baghdadi. Il fallait y penser. Je préfère quant à moi me souvenir des bouquinistes du quartier d’Amrah à Tanger où, vers les dix ans, au sortir d’un western, on allait se ravitailler en comics… D’autres souvenirs, plus tard à Rabat, vers la fin des années 1970, de discussions sans fin sur la force du trait et des bulles avec Ahmed et Naima Bouanani, le plus souvent en présence de l’imbattable connaisseuse BD, Aïcha Fennane. Dans tous nos longs débats, pourtant, nous nous sommes toujours méfiés de cette lisse idéologie Marvel qui “n’a aucune coloration religieuse, ethnique, politique ou sexuelle” (sic). Et puis quoi encore ?!”