Sahara, les dessous de la reconnaissance américaine

Coup de tonnerre dans le ciel diplomatique. Les États-Unis ont officiellement reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara. Une reconnaissance qui pourrait avoir l’effet d’un big bang dans ce dossier.

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Au palais royal de Rabat, Mohammed VI avait reçu Jared Kushner, gendre et conseiller du président américain, pour un ftour pendant le mois de ramadan 2019. Crédit: MAP

Cet article a initialement été publié le 11 décembre 2020.

Il est 17h10 lorsqu’un tweet de Donald Trump fait l’effet d’une bombe au Maroc ce 10 décembre. À l’issue d’un entretien téléphonique avec le roi Mohammed VI, le président américain annonce, à travers une série de tweets, que son pays reconnaît désormais la marocanité du Sahara et que la normalisation des relations entre le Maroc et Israël va avoir lieu. Des développements majeurs, fruits d’un travail de rapprochement long de deux ans entre Rabat et Washington.

Les petits plats dans les grands

À la source de cette proximité nouvelle, un ftour partagé un soir de mai 2019. Au palais royal de Rabat, le roi Mohammed VI reçoit Jared Kushner, gendre et conseiller du président américain, également responsable du dossier israélo-palestinien au sein de l’administration Trump. Aux côtés du mari d’Ivanka Trump, Jason Greenblatt, un proche de Donald Trump qui conseille le président américain sur les relations avec Israël.

Officiellement, c’est en tant qu’envoyé spécial pour les négociations internationales du président américain que Greenblatt accompagne Jared Kushner à Rabat. Pour accueillir les deux responsables américains lors de ce 24e jour du ramadan, le palais royal met les petits plats dans les grands. Kushner et Greenblatt sont d’abord reçus dans un salon marocain où ils ont l’occasion de converser avec le prince héritier Moulay Hassan, le conseiller royal Fouad Ali El Himma et le ministre des Affaires étrangères Nasser Bourita, avant que ne résonne l’appel à la prière du Moghreb. Les convives s’assoient ensuite autour d’une table bien garnie, entourés d’un grand buffet.

Œufs, dattes, viennoiseries, harira, chebbakia, pastilla aux fruits de mer et tajines aux pruneaux sont servis lors d’un repas placé sous le signe de l’art culinaire marocain. Le ftour du 24 mai 2019 est un tournant historique dans les relations maroco-américaines. Le communiqué du cabinet royal annonçant la décision américaine du 10 décembre ne manque d’ailleurs pas de souligner que ce repas partagé durant le printemps 2019 a été “décisif” dans la reconnaissance de la marocanité du Sahara par les États-Unis.

“Cette reconnaissance est l’aboutissement d’un long processus durant lequel Sa Majesté s’est personnellement impliquée”

Une source proche du dossier

Une efficacité qui doit beaucoup à l’implication de Mohammed VI. “Cette reconnaissance est l’aboutissement d’un long processus durant lequel Sa Majesté s’est personnellement impliquée”, nous confie une source proche du dossier. Un processus d’autant plus ardu lorsque l’on sait que la relation entre le Maroc et l’administration Trump n’avait pas démarré du bon pied.

Faux départ

Pour mesurer le chemin parcouru, il n’y a qu’à se rappeler du discours prononcé par John Bolton le 13 décembre 2018 devant la Fondation Heritage”, pointe un connaisseur du dossier. Ce jour-là, le désormais ancien conseiller à la sécurité du président Trump évoque l’une de ses spécialités : les missions onusiennes de maintien de la paix. Le discours est virulent. “Nous (les États-Unis, ndlr) ne soutiendrons plus les missions (onusiennes) non productives”, menace celui qui semble alors piloter la diplomatie américaine sur les questions multilatérales. Entre autres exemples, le cas de la Mission des Nations Unies au Sahara (Minurso) est cité.

Le processus politique connaît alors une accélération, à travers les tables rondes de Genève, que l’on peut imputer à une politique américaine agressive sur ce dossier-clé pour la diplomatie marocaine. Traditionnellement prorogé pour une durée d’un an, le mandat de la Minurso est renouvelé sur une base semestrielle sous l’impulsion de Washington.

Déjà échaudées par la proximité affichée entre Mohammed VI et Hillary Clinton, les relations entre l’administration Trump et le Maroc semblent se refroidir

Déjà échaudées par la proximité affichée entre Mohammed VI et Hillary Clinton, les relations entre l’administration Trump et le Maroc semblent se refroidir. Et ce malgré des signaux témoignant d’une volonté de rapprochement de la part de Rabat. Le 1er mai 2018, le Maroc rompt officiellement ses relations avec l’Iran, qu’il accuse d’avoir facilité une livraison d’armes au Front Polisario.

Une décision que Nasser Bourita justifie quelques jours plus tard dans un entretien accordé à Breitbart, média d’extrême droite américain, où le ministre joue clairement la carte de l’anti-chiisme iranien dans ce qui semble être une tentative de séduction de la Maison-Blanche. Hasard ou simple coïncidence, les propos de Nasser Bourita sont recueillis par Caroline Glick, journaliste américano-israélienne et… ancienne conseillère du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu.

Côté américain, les discussions ont été menées par un duo de trentenaires, Jared Kushner (g.) et son 
bras droit, l’envoyé spécial pour les négociations internationales, Avi 
Berkowitz (d.).Crédit: AFP

Un réchauffement et une déclaration

John Bolton finira par “être démissionné” de ses fonctions de conseiller présidentiel en septembre 2019. La visite de Jared Kushner, elle, sera la première d’une longue série d’échanges diplomatiques marqués par des “échanges de lettres ainsi que des visites officielles et officieuses d’émissaires”, nous confie une source diplomatique marocaine.

Symbole de la nouvelle proximité entre l’administration Trump et le royaume, la visite effectuée par Ivanka Trump en novembre 2019, qui s’inscrit dans la tradition de proximité entre la famille royale et la Maison-Blanche initiée sous l’ère Clinton (lire TelQuel n° 879). Quelques semaines après une seconde visite de son mari, la fille et conseillère de Donald Trump est reçue avec les honneurs dignes d’un chef d’État. Une visite de deux jours lors de laquelle la conseillère présidentielle est reçue par la princesse Lalla Meryem et Mohammed VI.

Avec le départ de John Bolton, l’étau américain autour de la Minurso se desserre

Avec le départ de John Bolton, l’étau américain autour de la Minurso se desserre. Le mandat de la mission est de nouveau renouvelé sur une base annuelle. Débutés en 2019, les échanges sur le statut du Sahara s’intensifient durant l’année 2020 et les contours d’un rapprochement grand format s’esquissent. Côté américain, les discussions sont menées par un duo de trentenaires, en la personne de Jared Kushner et du nouvel envoyé spécial pour les négociations internationales, Avi Berkowitz. Âgé de 32 ans, et passé par Harvard, ce dernier est un protégé de Jared Kushner pour le compte duquel il a travaillé au sein de l’entreprise familiale, Kushner Companies.

Berkowitz, qui est de confession juive orthodoxe, est considéré comme le bras droit du gendre de Donald Trump à la Maison-Blanche et s’est rendu aux quatre coins du monde arabe pour y représenter les États-Unis. L’un de ces voyages aurait d’ailleurs mené Berkowitz à Rabat où il se serait entretenu avec Nasser Bourita, selon plusieurs sources médiatiques. Et c’est justement le ministre des Affaires étrangères qui a mené les échanges côté marocain.

La proximité entre Rabat et Washington devient de plus en plus affichée. Début octobre, alors que la campagne présidentielle américaine bat son plein, les deux pays signent un accord de coopération militaire portant sur la décennie 2020-2030.

À la fin du mois d’octobre, et à l’approche du vote de la résolution sur la Minurso, c’est une véritable déclaration d’amour que l’ambassadeur américain à Rabat, David Fischer, adresse au royaume dans les colonnes du Washington Times, un quotidien réputé conservateur distribué dans la capitale américaine et ses environs: “La relation entre le Maroc et les États-Unis est plus forte que jamais, et nous la renforçons davantage chaque jour”.

Assise juridique

Force est de constater que David Fischer ne s’est pas trompé. Mais la décision prise par Donald Trump aurait pu être annoncée en amont de l’élection présidentielle américaine, comme le révèle une source anonyme citée par le Washington Post:Dans les conversations au sein de l’administration américaine précédant les élections, ils disaient souvent que le président aimerait agir et reconnaître l’entière souveraineté du royaume du Maroc sur le Sahara marocain. Mais ils n’ont pas pu le faire, car ils ne voulaient pas perdre le soutien du sénateur de l’Oklahoma qui y était opposé”.

Le républicain James Inhofe est connu pour être un soutien notoire du Polisario au Sénat américain. À noter qu’ Inhofe est également président du comité des forces armées au Sénat. Une instance qui gère un budget de 750 milliards de dollars destiné principalement à la défense américaine.

“C’est une chose dont nous parlons depuis longtemps et qui nous semblait inévitable. C’est une décision qui permettra à la région d’avancer”

Jared Kushner dans le Washington Post

Toujours est-il que, désormais, la reconnaissance de la marocanité du Sahara par les États-Unis dispose d’une assise juridique forte puisqu’elle repose sur un décret signé par Donald Trump. “C’est un décret présidentiel qui a une force juridique et politique importante qui proclame et annonce cette décision. La forme a son importance tout comme le contenu. Et le contenu est une reconnaissance sans ambiguïté de la souveraineté du Maroc sur le Sahara. Une proclamation que le Sahara, tout le Sahara, est marocain”, pointe une source diplomatique marocaine.

À travers cette reconnaissance, les États-Unis souhaitent également encourager la stabilité dans la région. C’est du moins ce que semblent suggérer des propos accordés à la presse américaine par Jared Kushner et repris par le Washington Post. “C’est une chose dont nous parlons depuis longtemps et qui nous semblait inévitable. C’est une décision qui permettra à la région d’avancer et qui donnera davantage de clarté quant à la voie à suivre”, a affirmé le conseiller présidentiel américain.

C’est après un entretien téléphonique entre le souverain et le président Trump que ce dernier a posté ses tweets, le 10 décembre.Crédit: SAUL LOEB / AFP

Quand Washington s’approprie New York

La “proclamation” américaine s’accompagne aussi d’une annonce qui lui donne davantage de résonance : l’ouverture d’un consulat américain au Sahara. Une décision associée au processus onusien dans le décret présidentiel. “Pour faciliter la (réalisation d’une solution mutuellement acceptable au conflit du Sahara), les États-Unis encourageront le développement économique et social du Maroc, incluant le territoire du Sahara occidental, et, dans cette optique, ouvriront un consulat dans le territoire du Sahara occidental, à Dakhla, pour promouvoir les opportunités économiques dans la région”, lit-on dans le texte.

Le décret se réapproprie d’ailleurs des tournures propres aux résolutions onusiennes sur la Minurso. Le plan d’autonomie y est ainsi qualifié de “sérieux, crédible et réaliste”. Mais contrairement aux habitudes onusiennes, les États-Unis affirment également que l’initiative marocaine est la “seule base pour une résolution juste et durable au conflit du Sahara”. Washington va même jusqu’à reprendre la célèbre formule de l’ancien envoyé personnel pour le Sahara, Peter Van Walsum, qui avait affirmé qu’un “État indépendant sahraoui n’est pas une option réaliste”.

La reconnaissance de la marocanité du Sahara par les États-Unis devrait avoir une incidence directe sur l’évolution du dossier à l’ONU. “Il s’agit d’un membre permanent du Conseil de sécurité, un pays dont l’influence est largement connue et reconnue”, relève ce connaisseur de la relation maroco-américaine.

D’autant que la position américaine sera partagée avec le reste du monde. “Aujourd’hui même (le 10 décembre, ndlr), la représentante permanente des États-Unis aux Nations Unies est en train d’informer le Secrétaire général, les membres du Conseil de sécurité ainsi que les autres membres de l’ONU de la position américaine”, nous confie cette source proche du dossier.

Fini les pointillés

“La décision prise par Donald Trump aura un effet immédiat”

Mais au-delà des annonces, quels seront les effets concrets du décret signé par Donald Trump ? “La décision prise par Donald Trump aura un effet immédiat. À titre d’exemple, toutes les cartes utilisées par l’administration américaine vont être changées et n’incluront pas la mention ‘Western Sahara’ et le Maroc n’y sera plus découpé en pointillés”, illustre une source proche du dossier.

On pourrait également imaginer une application concrète de l’accord de libre-échange maroco-américain qui, jusque-là, n’incluait pas le Sahara, comme en atteste un document parlementaire américain que TelQuel a pu consulter.

Le rapprochement maroco-américain pourrait également se matérialiser par l’acquisition d’équipements militaires américains par les Forces armées royales. Selon le Washington Post, l’administration Trump devrait demander un accord du Congrès pour la vente supplémentaire d’armes au Maroc, qui pourrait recevoir des drones militaires américains, selon la même source. Les actuels locataires de la Maison-Blanche espèrent conclure le deal avant la fin du mandat de Donald Trump.

Le décret présidentiel va jusqu’à reprendre la formule de l’ancien envoyé personnel pour le Sahara, Peter Van Walsum, qui avait affirmé qu’un “État indépendant sahraoui n’est pas une 
option réaliste”.Crédit: DR

Et Biden dans tout ça?

“Le Maroc n’est pas démuni. Cette reconnaissance est le fruit d’un processus impliquant plusieurs composantes de l’administration américaine… Il y a eu un consensus”

Une source diplomatique marocaine

Du côté de Rabat, l’heure est néanmoins à l’optimisme. Et l’arrivée prochaine de Joe Biden à la Maison-Blanche ne semble pas inquiéter outre mesure. Car la décision prise par les États-Unis n’est pas le fruit de la seule volonté de Donald Trump. “Le Maroc n’est pas démuni. Cette reconnaissance est le fruit d’un processus impliquant plusieurs composantes de l’administration américaine, comme le département d’État, le département de la Défense ainsi que les services de sécurité. Il y a eu un consensus”, révèle cette source diplomatique marocaine.

Qui plus est, cette reconnaissance s’appuie sur un cadre déjà existant. “Depuis l’administration Clinton, l’ensemble des administrations américaines ont soutenu que le plan d’autonomie marocain était une solution sérieuse, crédible et réaliste pour le dossier du Sahara. Donald Trump a eu le courage de tirer les conséquences de ces déclarations et a poussé vers la conclusion qui s’impose”, enchaîne notre interlocuteur.

Côté marocain, on a également été attentif à la politique étrangère prônée par le futur secrétaire d’État américain, Antony Blinken. “La future administration démocrate a déclaré qu’elle allait préserver les acquis de la présidence Trump sur la question israélienne. Ce qu’il s’est passé ce 10 décembre est justement un acquis à préserver”, assure ce diplomate marocain.

“Biden pourrait perdre beaucoup à vouloir revenir dessus, puisque l’AIPAC a un poids très important chez les démocrates qui, d’ailleurs, voient depuis longtemps le Maroc comme un allié fiable”

Mohamed Badine El Yattioui, docteur en sciences politiques

Pour Joe Biden, il devrait être difficile de revenir sur une décision saluée par la très puissante AIPAC, le lobby pro-israélien américain. Si, juridiquement, le futur président dispose d’une marge de manœuvre pour annuler la décision de son prédécesseur, une telle décision pourrait avoir un véritable coût politique pour lui. “Il pourrait perdre beaucoup à vouloir revenir dessus, puisque l’AIPAC a un poids très important chez les républicains, mais surtout chez les démocrates qui, d’ailleurs, voient depuis longtemps le Maroc comme un allié fiable au sein du monde arabe. Politiquement, ce serait très coûteux pour lui de revenir dessus, sans rien engranger derrière puisqu’il ne pourra pas offrir mieux que Trump sur cette question”, résume Mohamed Badine El Yattioui, docteur en sciences politiques et professeur à l’université de Puebla au Mexique.

Désormais, toutes les attentions sont rivées sur le futur locataire de la Maison-Blanche et sa gestion du dossier du Sahara. Toujours est-il qu’un vent favorable semble souffler pour le Maroc, qui continue d’avancer ses pions dans la partie d’échecs qui l’oppose au Polisario.

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