Nous avons tous été choqués, attristés et répugnés par la mort tragique du petit Adnane ; et sommes tous indignés et horrifiés par un tel acte, une telle violence, une telle atteinte à la vie de nos enfants.
C’est ainsi que, pour exprimer leur peine et leur colère, plusieurs de nos concitoyens ont tenu à exprimer aux parents endeuillés leurs condoléances, leur solidarité et leur compassion. En réponse à l’horreur du crime, certains ont même appelé à prendre revanche contre le coupable, et à sa mise à mort.
Attentif à l’actualité dans notre société, le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) a suivi avec intérêt le vif débat, dans l’espace public et sur les réseaux sociaux, à propos de la peine de mort et de la question du viol et de la pédophilie.
C’est ainsi que j’ai tenu à partager, en tant que Marocaine d’abord, et en tant que défenseure des droits de l’Homme, quelques réflexions sur deux sujets qui nous concernent tous et nous tiennent tous à cœur.
L’inconstitutionnalité de l’application de la peine de mort
Le combat de longue date de tous les défenseurs des droits de l’Homme contre la peine de mort ne tient ni à une certaine idéologie ou culture ni au dogmatisme péremptoire d’un esprit “occidentalisé”, mais est fondé plutôt sur la réflexion, le pragmatisme, et l’attachement aux principes universels de dignité, de justice et de liberté ; car l’abolition de la peine de mort est plus qu’un prérequis à l’État de droit, elle est une nécessité dans toute société juste et libre où la dignité des citoyens est non seulement respectée mais protégée.
“Le droit à la vie est le droit premier de tout être humain. La loi protège ce droit”
La peine de mort reste en effet l’une des atteintes les plus graves au droit à la vie, ce droit originel, suprême et absolu sans lequel aucun droit, aucune liberté, aucune justice ne peut exister.
C’est ainsi que le CNDH, le CCDH avant lui et l’Instance Équité et Réconciliation dans son rapport final, ont tous recommandé la ratification par le Maroc du deuxième protocole facultatif se rapportant au Pacte sur les droits civils et politiques abolissant la peine de mort en toutes circonstances. Même la Cour Pénale Internationale, qui traite des crimes les plus graves, les plus odieux et les plus barbares que l’on puisse imaginer, tels les génocides, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, ne prévoit pas dans ses statuts la peine de mort comme châtiment. C’est dire l’interdit que constitue la peine de mort pour tous ceux qui ont la défense de la dignité et de la justice tant à cœur.
Par ailleurs, l’article 20 de notre Constitution est clair et sans équivoque : “Le droit à la vie est le droit premier de tout être humain. La loi protège ce droit”. Non seulement notre Constitution ne prévoit aucune exception au droit à la vie, mais, en sus, le législateur a l’obligation constitutionnelle de le protéger de toute atteinte ou infraction.
À ceux qui seraient encore perplexes quant à l’inconstitutionnalité de l’application de la peine de mort, l’article 22 de la Constitution ne laisse aucun doute. En effet, “il ne peut être porté atteinte à l’intégrité physique ou morale de quiconque, en quelque circonstance que ce soit et par quelque personne que ce soit, privée ou publique”. Une interdiction plus catégorique n’existe point. Donc l’application de la peine de mort est anticonstitutionnelle.
Brutalité et violence
Non seulement l’application de la peine de mort est anticonstitutionnelle, car elle porte atteinte au droit, sacré, à la vie ; mais elle a aussi un effet de “brutalization (1)” sur la société. Il ne faut pas être surpris que, dans les sociétés où la peine de mort est appliquée et donc le droit à la vie non respecté par l’État lui-même, ses citoyens soient moins inclinés à respecter ce droit et plus amènes à commettre les crimes les plus monstrueux. Car l’application de la peine de mort n’a jamais eu d’effet dissuasif, et ne fait au contraire que nourrir le cycle de violence dans lequel la société, qui a érigé la logique de vengeance comme cadre pénal, est piégée.
“L’application de la peine de mort n’a jamais eu d’effet dissuasif, et ne fait au contraire que nourrir le cycle de violence dans lequel la société, qui a érigé la logique de vengeance comme cadre pénal, est piégée”
C’est ainsi que les pays qui abolissent la peine de mort ont tendance à voir leur taux de meurtres baisser. Il est donc impossible de conclure à une quelconque efficacité de la peine de mort. À l’inverse, l’application de celle-ci ne fera que provoquer le sentiment d’injustice le plus profond et une soif, jamais inassouvie, pour la brutalité et la violence.
C’est plutôt la certitude d’être poursuivi chaque fois qu’un crime est commis — et non l’élimination de la personne —, suivie de la prévention contre toute récidive qui est, en l’occurrence, la méthode ayant fait ses preuves dans la lutte contre le crime. Et ce, que ce soit par l’amélioration technique et scientifique de la police afin de résoudre le plus grand nombre d’affaires, ce qui est déjà dissuasif en soi, ou par des programmes de réinsertion sociale et de suivi psychologique afin de prévenir le plus possible le taux de récidive, qui sont les meilleures méthodes de combattre le crime.
C’est donc la lutte contre l’impunité par un système judiciaire efficient et un Code pénal adéquat où des peines proportionnelles sont appliquées de manière prévisible, qui aident à faire baisser le taux de criminalité, et non l’application de peines de manière aléatoire et sporadique.
Pour des poursuites systématiques
Enfin, vu la finalité de la peine de mort et l’existence inéluctable d’erreurs judiciaires même dans les systèmes de justice les plus efficients — puisque l’erreur est humaine — et l’impossibilité de recours, de remède ou de réparation lorsque la peine capitale a été appliquée et que la vie d’un innocent a été dérobée, la nécessité d’abolir la peine de mort devient une urgence, car la justice se doit, elle-même, de se protéger de l’impardonnable.
Revenons au cas du petit Adnane, ce symbole de l’innocence spoliée par la société, qui a provoqué dans toute la Nation les sentiments de colère, de douleur et de hogra les plus ardents. Plusieurs voix se sont élevées, dans l’émotion, demandant l’application de la peine de mort contre le coupable ; coupable qui restera pour moi sans nom et sans visage, car il ne mérite ni son patronyme ni son identité.
“Chaque jour, nombre de coupables de viol échappent à la justice après abandon de la plainte par les parents de la victime, en contrepartie d’une ‘compensation’ financière ou d’un mariage de la honte”
Même si la peine de mort venait à être appliquée, bien qu’elle soit, insistons sur ce point, non-dissuasive, inefficace et délétère à la société, cela ne réglerait en rien la problématique du viol et de la pédophilie au Maroc, car les dispositions légales y afférentes sont ambiguës, confuses et non prévisibles, et l’application de la loi non systématique.
Selon l’article 486, le Code pénal ne définit le viol que dans le cas où “un homme a des relations sexuelles avec une femme contre le gré de celle-ci”. Le terme de “femme” est interprété comme étant une personne de sexe féminin majeure — ou en âge de se marier (aucune définition de l’âge de consentement n’y figure). Le viol, considéré comme un crime, est passible d’un minimum de 5 ans de réclusion.
Curieusement, dans notre Code pénal, quand “l’homme qui a des relations sexuelles avec la femme contre son gré” est son mari, il n’y a plus de viol, bien que cette exception ne soit pas prévue dans la loi.
Tout autre cas de figure, qu’il s’agisse d’enfants mineurs des deux sexes, ou de viol d’un adulte de même sexe, est qualifié dans le Code pénal marocain “d’attentat à la pudeur”. Considéré comme un délit quand il est commis sans violence, et donc passible d’une peine à la réclusion entre 2 à 5 ans et comme un crime lorsqu’il est commis avec violence, le terme “attentat à la pudeur” n’a aucune définition dans le Code pénal. Le délit “d’attentat à la pudeur sans violence” a été, par exemple, également appliqué dans les cas d’inceste sur mineur comme dans le cas de deux jeunes, une fille et un garçon, qui se tenaient la main dans la rue !
Définir la violence
De même, aucune définition du terme “violence” n’existe. Tantôt la violence est supposée dans tout attentat à la pudeur (2), tantôt elle ne l’est pas (3). C’est bien à cause de l’application inégale et aléatoire de ce terme que l’on peut voir, entre autres, des peines tout à fait dérisoires et non proportionnelles par rapport à la gravité des actes commis.
Enfin, et comme explicité ci-dessus, c’est la certitude d’être poursuivi et la lutte contre l’impunité qui restent les meilleurs moyens de lutter contre le crime, et au Maroc nous en sommes tous les jours témoins.
“Ceci traduirait un vrai changement de paradigme, lequel considérerait, justement, l’agression sexuelle comme une atteinte à l’intégrité physique et non comme une violation de l’ordre familial comme c’est le cas aujourd’hui”
Chaque jour, nombre de coupables de viol échappent à la justice après abandon de la plainte par les parents de la victime, en contrepartie d’une “compensation” financière ou d’un mariage de la honte. C’est ainsi que, chaque jour, le silence des victimes est acheté et payé au prix fort, un prix que la société entière endosse.
C’est pourquoi le Parquet ne peut, à aucun moment, se permettre d’abandonner les poursuites contre un accusé de viol et se doit d’enclencher, de sa propre initiative, les poursuites judiciaires5. Là réside le vrai moyen de dissuasion : le déclenchement automatique et systématique de poursuites, sans possibilité de s’y soustraire ni de s’y détourner.
Le CNDH avait appelé, dans son mémorandum relatif à l’amendement de la loi 10-16 du Code pénal à modifier la définition du viol afin qu’elle puisse englober toutes les formes d’agression sexuelle, indépendamment du sexe de la victime, de celui du violeur, de leur relation ou de leur statut, ainsi que “d’alourdir les peines en cas de viol ou d’inceste, notamment lorsqu’il s’agit d’enfants mineurs ou incapables d’exprimer leur consentement, le but étant de mettre fin à l’ambiguïté et à l’impunité qui sont souvent associées à ces deux crimes”.
Parce que le terme “d’attentat à la pudeur” ne traduit pas la gravité du crime commis, et parce que la définition du viol est, comme nous l’avons démontré, trompeuse, il serait plus judicieux de substituer à ces deux termes celui “d’agression sexuelle” englobant toutes les formes d’agression ou de violence à caractère sexuel, quelles qu’en soient les circonstances, afin de permettre une protection optimale des victimes.
Ceci traduirait un vrai changement de paradigme dans l’interprétation et l’application de la loi, lequel considérerait, justement, l’agression sexuelle comme une atteinte à l’intégrité physique et non comme une violation de l’ordre familial comme c’est le cas aujourd’hui (4).
De même, le CNDH réitère sa position visant à abolir la peine de mort, tenant compte de toutes les motivations explicitées ci-dessus, et appelle le gouvernement à voter la résolution du Moratoire contre celle-ci lors de l’Assemblée générale de l’ONU en décembre 2020 ; en mise en œuvre de l’article 20 de la Constitution du royaume.
C’est ainsi que nous pourrons honorer nos enfants victimes, et commémorer leur innocence. Mobilisons-nous pour Adnane, pour Ikram, pour tant d’autres, symboles de la vie. Que leurs souffrances retentissent comme des échos dans nos lois, et que justice soit faite.
(1) Comprendre le sens en anglais du terme, à savoir relation de cause à effet entre le nombre d’exécutions et l’augmentation du taux d’homicides. Selon ce concept, les exécutions diminuent le respect de la vie par le public ; ce qui représente le contraire de l’effet dissuasif supposé de la peine de mort.
(2) Décision no 177/3 de la Cour de Cassation en date du 28/01/2015
(3) Décision no 90/03 de la Cour de Cassation en date du 15/01/2020
(4) Chapitre VIII du Code pénal intitulé : Des Crimes et Délits Contre l’Ordre Des Familles et la Moralité Publique (articles 449 à 504)