Assistons-nous à un nouveau Printemps arabe ?

Mark Lynch, professeur de sciences politiques et d'affaires internationales à l'université George Washington, et auteur de plusieurs ouvrages sur le printemps arabe, s’interroge sur la résurgence des soulèvements populaires de 2011 dans une analyse publiée dans le Washington Post le 26 février.

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Manifestation à Alger le 26 février contre un cinquième mandat de Bouteflika. Crédit: RYAD KRAMDI / AFP

Les germes d’une révolution sont là, en témoignent les nombreux soulèvements populaires de ces deux dernières années. Seule l’absence d’un sentiment collectif entre les populations, caractéristique des printemps arabes de 2011, freinerait une explosion au niveau régional. C’est le constat que dresse Mark Lynch dans une analyse publiée dans le journal centriste The Washington Post le 26 février.

Ce professeur de sciences politiques et d’affaires internationales à l’université George Washington en veut pour exemple le cas de l’Algérie, où une partie de la population manifeste depuis le 22 février contre la perspective d’un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika. « Les manifestations se sont concentrées sur le rejet d’un cinquième mandat pour Bouteflika, mais pourraient facilement évoluer vers des revendications plus larges », écrit l’universitaire, auteur de nombreux livres sur les printemps arabes.

Soudan et Algérie, même combat

Il remarque que la situation inflammable en Algérie a fait de l’ombre à un autre foyer de tensions : le Soudan. Le pays est en proie depuis le 19 décembre à des manifestations dues à l’augmentation du prix du pain. Mais ces protestations se sont vite transformées en un mouvement de contestation contre la répression politique et les décennies de défaillance de la gouvernance du président Omar El-Béchir.

Le 22 février, le chef d’Etat a démenti les informations selon lesquelles il ne demanderait pas un nouveau mandat en 2020 en déclarant l’état d’urgence et en intensifiant la répression violente exercée contre les manifestants.

« L’éruption et la montée en puissance simultanée des manifestations algériennes et soudanaises apportent inévitablement des comparaisons avec les printemps arabes de 2011. L’Algérie et le Soudan pourraient-ils déclencher une vague de protestation à l’échelle de la région comparable à celle déclenchée par la révolution tunisienne ? », s’interroge Mark Lynch.

Une comparaison intéressante alors que les Soudanais, en pleine manifestation à Khartoum ont commencé à lancer des slogans en solidarité avec les Algériens le 25 février. Ils ont affiché leur soutien en parallèle aux revendications sur « la chute du régime d’El-Béchir ».

Mais l’Algérie et le Soudan font partie d’un mouvement de révoltes populaires plus large encore. « Avant les printemps arabes, les analystes avaient tendance à sous-estimer les changements politiques que pourrait amener la révolution. Depuis ces événements, ils ont eu tendance à les surestimer », analyse le professeur.

« Les défis politiques, économiques et sociaux auxquels font face presque tous les régimes du Moyen-Orient sont bien pires que ceux de 2011, et les facteurs structurels (conflits, crise migratoire, montée de l’autoritarisme et stagnation économique, NDLR) permettant la contagion de la contestation restent puissants », ajoute Mark Lynch.

Les manifestations en Algérie et au Soudan sont loin d’être les premiers épisodes d’agitation politique au Moyen-Orient, ces dernières années. Des rassemblements et grèves ont ainsi éclaté en Tunisie contre la cherté de la vie en janvier 2018. Les Jordaniens ont protesté contre la hausse des prix et des impôts en juin 2018. Des manifestations anticorruption à Bassora (sud de l’Irak) ont été réprimées par des tirs à balles réelles en juillet et septembre 2018. En Iran, la « révolte des œufs » menait les citoyens des classes défavorisées dans les rues en décembre 2018. Sans oublier le Hirak au Maroc, qui a agité le Rif en 2017.

Sur les 21 États conventionnellement définis comme se trouvant au Moyen-Orient (y compris l’Autorité nationale palestinienne), sept ont connu un événement de protestation majeur au cours des dernières années. « Des États déchirés tels que la Syrie, le Yémen et la Libye n’étaient guère candidats à une manifestation pacifique au beau milieu de guerres civiles ruineuses. Le Qatar et les Émirats Arabes Unis sont trop riches, petits et forts sur le plan interne pour faire face à une perspective crédible de troubles nationaux », affirme Mark Lynch.

Toutes ces manifestations sont sous-estimées, n’ayant pas entraîné le renversement d’un dirigeant. Mais ces mobilisations populaires disent quelque chose des nouvelles identités, revendications, attentes politiques et sociales des peuples, mais aussi de la manière dont les régimes tentent de s’adapter et de réagir.

Du sentiment à l’action

Contrairement aux printemps arabes de 2011, ces tensions aux quatre coins du Moyen-Orient restent à l’échelle nationale et ne cristallisent pas une identité commune autour de défis locaux et régionaux. Ce sentiment d’une seule et même lutte, diffusé par les médias et les réseaux sociaux en 2011.

« Même si les revendications des manifestants d’aujourd’hui sont très semblables d’un pays à l’autre, elles ont rarement été présentées comme une lutte commune. C’est en partie à cause de leur émergence dispersée. Mais c’est aussi parce que depuis 2011, les régimes arabes ont vécu dans la peur de la propagation soudaine des troubles », écrit le professeur. Les gouvernements ont donc appris à contenir la contagion en coopérants entre-eux, financièrement et politiquement, pour la survie de leur régime.

« Ils ont remodelé le paysage médiatique pour encourager la polarisation et décourager la mobilisation, tout en élargissant de manière agressive la surveillance et la manipulation sur les réseaux sociaux », explique Mark Lynch. L’Iran constitue une exception rare : les régimes du Golfe et leurs médias ont certainement encouragé les manifestations de l’hiver 2018, dans l’espoir de défier leurs rivaux à Téhéran, en vain.

« Les échecs des soulèvements depuis 2011 ont laissé des marques profondes sur les sociétés et les individus, empêchant la création d’une narrative régionale partagée », analyse le professeur. De nombreux militants ont été emprisonnés, torturés, exilés, par des régimes toujours plus vigilants et brutaux dans leur répression.

« En dépit de ces véritables inhibiteurs d’une nouvelle vague de protestation régionale, les causes profondes de l’instabilité et des troubles populaires dans la région sont claires. (…) Même si les manifestations ne se diffusent pas aussi facilement qu’en 2011, il y a toujours des événements déclencheurs potentiels : la mort d’un dirigeant vieillissant, des changements constitutionnels controversés, une réduction des subventions, voire la fin de guerres civiles, qui se profilent à l’horizon », conclut Mark Lynch.