En Algérie, la tension monte. Le 26 février, les universités algériennes ont été à leur tour le théâtre d’importantes manifestations contre un cinquième mandat du président sortant, Abdelaziz Bouteflika. Après les avocats la veille, c’était au tour des étudiants de manifester massivement leur ras-le-bol du régime Bouteflika, suite à un appel diffusé sur les réseaux sociaux. « Algérie libre », « Non au cinquième mandat », « Bouteflika dégage !», scandaient les manifestants, réunis dans les universités, sourds aux appels du Premier ministre les exhortant à s’exprimer dans les urnes lors des élections présidentielles prévues le 18 avril.
Des marées humaines d’étudiants qui déferlent dans les rues d’Algérie. Je n’ai jamais vu ça. Mardi 26 février 2019, voilà un autre moment historique de la vie du pays. pic.twitter.com/BwrTxwNuzN
— Farid Alilat (@faridalilatfr) 26 février 2019
Pas de quoi atténuer donc le vent de révolte qui souffle contre le président octogénaire, affaibli depuis un AVC en 2013, et qui s’est rendu le 24 février à Genève pour un « court séjour », afin d’y « effectuer ses contrôles médicaux périodiques » – mais qui brigue tout de même un nouveau mandat, le cinquième depuis son arrivée au pouvoir en 1999. En réaction, les rassemblements des étudiants ont été ponctués de « 20 ans, baraka ! (ça suffit) ».
Contre le « mandat de la honte »
Personne ne sait qui est à l’origine de l’appel à manifester, nous indiquent des sources en Algérie. Idem pour les précédents rassemblements, entamés quelques jours après l’officialisation de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika, le 10 février, et qui sera déposée le 3 mars. L’annonce a mis fin à de longs mois d’incertitude. Elle a surtout déclenché une contestation sans précédent depuis des années de par sa mobilisation, son ampleur nationale et ses slogans de rupture ciblant directement le chef d’Etat et son entourage.
Le nombre de manifestants contre le 5e mandat dépasse facilement les 100.000 marée humaine se dirige de la place du 1e mai vers le front de mer siège du parlement ou vers le premier ministère pic.twitter.com/28zllbaGVC
— Khaled Drareni (@khaleddrareni) 22 février 2019
Depuis le vendredi 22 février, le pays retient son souffle. Une foule immense d’Algérois s’est rassemblée place de la Grande Poste et place du 1er mai contre un « cinquième mandat de la honte ». « On ne veut ni de Bouteflika, ni de Said (le frère du président sortant) », « La police, l’armée, avec nous ! », clamaient les manifestants, faisant face à des policiers qui tentaient d’empêcher la foule à accéder au palais présidentiel d’El Mouradia. Outre Alger, les citoyens ont investi immédiatement les rues d’autres villes algériennes après la prière hebdomadaire, suite à un appel anonyme lancé sur les réseaux sociaux. Et les prêches des imams appelant à « respecter les dirigeants » n’ont pas dissuadé la foule.
Pour l’histoire
Imposantes et pacifiques, les manifestations dans la capitale algérienne sont aussi historiques. Et pour cause, la place du 1er mai a renoué avec les rassemblements populaires, interdits à Alger depuis la fameuse marche des Aarouch en juin 2001. « En dehors des évènements du printemps noir en Kabylie au début des années 2000, c’est la première fois en vingt ans de présidence de Bouteflika que les citoyens investissent simultanément la rue dans plusieurs villes d’Algérie pour scander une revendication politique », précise le portail Tout sur l’Algérie (TSA).
« On observe quelque chose de nouveau, d’inédit dans ces mouvements de contestation du cinquième mandat », fait remarquer Aissa Kadri. Dans un entretien croisé accordé à Mediapart, le politologue algérien met notamment en avant l’aspect « responsable » et « pacifique» des manifestations, et le fait que les participants « tentent des ouvertures vers les forces de l’ordre en les sensibilisant sur leurs objectifs ‘citoyens’ ».
Même son de cloche du côté du politologue Mohamed Hennad. Dans le même entretien, ce dernier lit dans les interventions « vives et brutales » sur les réseaux sociaux, une « grande effervescence, annonciatrice d’engagements directement dans l’espace public ».
Le politique maintenant
Contacté par TelQuel, le politologue algérien Nacer Djabi rappelle que les manifestations en Algérie, ces dernières années, étaient toutes d’ordre socio-économique. « Le pouvoir privilégiait cette logique, lui permettant de négocier avec la population et acheter ce qu’on appelle une paix sociale à coup de millions de dollars issus de la rente pétrolière », nous explique-t-il. Dans l’interview accordée à Mediapart, Aissa Kadri abonde dans le même sens. « Les émeutes et la contestation font partie du paysage et de la quotidienneté du pays. Les effets conjugués d’une politique rentière clientéliste, d’un syndicalisme corrompu ou opportuniste, de l’absence de direction et de médiation, font que les contestations apparaissent débridées et sans autres objectifs que corporatistes ou d’intérêts matériels catégoriels immédiats », relève-t-il.
Or, depuis le 22 février, la rue investit un nouveau terrain, jusque-là considéré comme un tabou depuis une dizaine d’années. Exit donc les luttes socio-économiques, place désormais à des revendications politiques. « Cette fois-ci, et c’est une première, la rue sort pour des revendications politiques. S’ils demandent explicitement le retrait de Bouteflika, les manifestants clament toute une batterie de revendications politiques : des réformes, des élections fiables, un respect de la constitution, et surtout plus de liberté », explique encore Djabi.
Menace, vraiment ?
Pour Mohamed Hennad, la jeunesse a son mot à dire, tant l’armée et les services de sécurité se sont « rajeunis et professionnalisés et sont traversés par les mêmes questionnements que la grande majorité de la population ». « La société algérienne elle-même est traversée des mouvements et nouveaux acteurs sociaux qui poussent au changement souvent dans des directions opposées », soutient le politologue. Et d’ajouter que l’opposition politique semble également « se ressaisir sous l’effet de nouveaux leaderships, jeunes et femmes, pour peser sur le changement ». De quoi bouleverser les plans du régime ?
« Dire qu’elles (les manifestations) vont faire coalescence pour menacer le pouvoir, cela peut sembler aller vite dans l’analyse d’une réalité fluctuante et instable. Pour la simple raison qu’il y a trop de forces et d’intérêts conjoncturels en jeu », analyse le politologue Aissa Kadri. Sur Le Point, l’éditorialiste Said Djaffar, lui, avertit le régime : « Ce peuple dont le sens politique s’est forgé au cœur d’une longue patience, dans l’épreuve atroce de la guerre intérieure et dans l’absence des élites, ce peuple-là, sur cette terre, mérite de vivre. Écoutez l’avertissement : c’est sérieux ». En attendant, une nouvelle mobilisation d’ampleur est attendue vendredi prochain, à deux jours de la date butoir pour le dépôt des candidatures à l’élection présidentielle.