Dans le cadre de mon travail au sein d’une institution financière internationale, j’ai été amené à m’installer quelque temps à Londres, où je n’ai pu m’empêcher de porter humblement une casquette d’observateur de la politique internationale, essayant notamment de comprendre la question de la présence arabe en Grande-Bretagne.
J’ai, de ce fait, été surpris par l’ampleur de cette présence dans les milieux politiques, médiatiques et même intellectuels, et par le degré d’implication des communautés arabes dans les débats que connait le Royaume-Uni. Plusieurs facteurs y ont contribué, notamment la marge de liberté dont tous jouissent en Grande-Bretagne, mais aussi la grande tolérance qui encourage toutes les communautés à en faire usage.
Mon séjour dans la capitale britannique a notamment coïncidé avec deux événements importants : le premier étant la crise du Golfe, et le deuxième, plus important encore, l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi.
Malgré l’hypothétique déclin de la Grande-Bretagne sur la scène internationale, Londres demeure, après Washington, la deuxième ville la plus importante pour la prise de décision internationale.
Aussi, la tradition diplomatique et les anciennes pratiques politiques des pays arabes ont fait de Londres un carrefour pour leurs nombreux lobbies. C’était d’autant plus flagrant lors de la crise du Golfe, où aucun axe n’a ménagé ses efforts pour défendre farouchement ses intérêts, que ce soit par le biais de médias qu’ils financent en Grande-Bretagne, de centres d’études et de recherches, de partenariats avec des universités, de relations avec des hommes politiques britanniques, ou de séminaires avec des universitaires britanniques, en plus des partenariats conclus avec des associations de droits de l’Homme.
Tous ces efforts sont déployés parce que ces pays savent pertinemment que les décisions prises à Londres ont un impact considérable sur l’opinion mondiale. Ils sont également conscients que la Grande-Bretagne, et Londres en particulier, constitue le plus grand rassemblement de l’élite arabe en Occident. Certes, d’autres villes européennes accueillent plus de migrants arabes que Londres, mais la capitale britannique se démarque par l’accueil d’intellectuels, de penseurs, et de dissidents qui ont fui leur pays avec toutes leurs affiliations idéologiques. Elle abrite également les dirigeants des plus grands mouvements politiques islamistes, ainsi que des activistes de gauche et des nationalistes.
Avec la crise du Golfe — entre le Qatar d’une part, et l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, de l’autre —, Londres est devenue la capitale de l’influence arabe, le théâtre d’une guerre médiatique intense entre de nombreuses chaînes arabes qui y siègent et qui tirent profit d’une marge de liberté peu égalée dans le monde. Les responsables qataris auraient, semble-t-il, envisagé à un moment donné, de déplacer le siège d’Al Jazeera de Doha à Londres.
D’autre part, l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi a pu témoigner de l’ampleur de la présence arabe à Londres, suite à quoi les États du Golfe ont cherché par tous les moyens possibles à influer la réaction britannique sur cet incident. Ceci à coups de millions de dollars d’investissements auprès d’institutions médiatiques et de personnalités qui défendent les intérêts des différents pays du Golfe.
Outre les pays du Golfe et leurs investissements dans le lobbying en Grande-Bretagne, les Palestiniens marquent aussi leur présence dans le pays. Ces derniers ont par exemple obtenu pour la cause palestinienne que des centaines de militants du parti travailliste brandissent des drapeaux palestiniens lors de l’ouverture du dernier congrès du parti travailliste en septembre. À l’issue de cette réunion, le parti s’est engagé à geler l’exportation d’armes britanniques vers Israël si le parti parvenait au pouvoir.
Certains de mes amis, originaires du Moyen-Orient, m’ont confié que le bureau de la Première ministre britannique regorge de conseillers d’origines arabes, notamment Iraquiens et Palestiniens. Theresa May échange de surcroit en continu avec plusieurs centres de recherche arabes sur toutes les questions concernant les musulmans et les Arabes en Grande-Bretagne. Contrairement à de nombreux régimes arabes, les Britanniques sont pragmatiques, à la recherche d’expériences et de compétences, sans se soucier des affiliations idéologiques de leurs interlocuteurs. Ils écoutent tout le monde et prennent l’avis des meilleurs, et sont uniquement soucieux de l’intérêt de la Grande-Bretagne.
Après avoir assisté à plusieurs colloques sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, puis rencontré un certain nombre de penseurs arabes et britanniques ainsi que des professionnels des médias, j’ai découvert que beaucoup d’entre eux ont de l’admiration pour le Maroc, pour son expérience post-Printemps arabe, et ce malgré les lacunes et les régressions… Un ami arabe, proche des centres de décision de son pays, m’a confié que, malgré les relations « froides » entre le Maroc et son gouvernement, le choix de l’ambassadeur de son pays à Rabat était un processus très important et un poste réservé aux diplomates expérimentés, car le Maroc, m’a-t-il dit avec un bel accent français, « est un pays très raffiné ».
Fort de ce sentiment d’« admiration », et dans cette ébullition arabe à Londres, à quoi ressemble la présence marocaine au Royaume-Uni ?
La voix du Maroc, est-elle absente ?
Si les officiels britanniques portent peu d’intérêt au Maroc, car ils estiment que l’attention de Rabat est focalisée sur la France, l’Espagne et les États-Unis, il existe un grand intérêt pour le Royaume et les thématiques qui le concernent, de la part d’universitaires et médias de diverses communautés arabes. Dès lors se pose le problème de l’image du Maroc telle que présentée par les médias arabes. Certes, la plupart de ces chaînes ne diffusent pas de discours biaisé sur le pays, mais il n’en demeure pas moins une image floue sur le Maroc. Tout simplement parce qu’aucun intermédiaire ne joue le rôle, ô combien important, de clarification et d’explication de la situation du pays. Outre la rareté des personnalités pouvant assumer le rôle de porte-parole officieux du Maroc en Grande-Bretagne, la faible présence marocaine dans les salons culturels et universitaires britanniques constitue une autre facette du problème. Certains pourraient être tentés de dire que « mieux vaut ne pas être évoqué que d’être évoqué négativement ». Toutefois, les intérêts stratégiques du Royaume sont tels que cette présence est indispensable. D’ailleurs, les dernières années ont montré que le Front Polisario et ses partisans, après avoir été fragilisés par la forte présence marocaine en France, se déplacent vers d’autres pays influents, qui enregistrent une faible présence de lobbys marocains. C’est justement ce qui a entraîné des crises entre le Maroc et certains pays scandinaves.
Le facteur temps joue-t-il en faveur du Maroc ? Je ne le pense pas. Après des mois à suivre les événements du Brexit, je conclus que l’arrivée du parti travailliste au gouvernement britannique est probable. Or, cela ne serait pas en faveur de Rabat, étant donné que Jeremy Corbin, chef du parti, pourrait sympathiser avec les séparatistes. Sans une voix marocaine forte face à lui, il leur ouvrirait la porte pour présenter leur thèse. D’autant que la sortie imminente de la Grande-Bretagne de l’UE rendra la politique britannique plus autonome, et en ce sens le recours du Maroc au soutien de Paris ne sera d’aucun secours.
On objectera à juste titre que, contrairement aux pays du Golfe, le Maroc n’a pas les moyens pour créer des institutions médiatiques et financer des centres de recherche. Mais le renforcement de la présence marocaine n’exige pas tout cela. Elle peut s’établir à travers la création d’un réseau de relations avec l’élite arabe et britannique influentes à Londres. Au passage, beaucoup d’entre elles ont déjà une impression positive du Maroc et souhaitent que la voix du Royaume soit présente à Londres par le biais de séminaires et de partenariats avec des universités ou des centres de recherche britanniques qui considèrent le Maroc comme un excellent sujet de recherche. Il faudrait ajouter à cela, la recherche de compétences marocaines capables d’exprimer la voix du Maroc, avec un discours rationnel, qui ne tombe pas dans la propagande, celle-là même qui décrédibilise parfois plus qu’elle ne convainc, et aliène l’opinion plutôt que de la séduire.
Toutes ces mesures ne coûteraient pas cher, comparées aux résultats qu’elles permettraient d’obtenir sur les questions stratégiques du pays, et en particulier celle du Sahara. En revanche, elles nécessitent une vision et une volonté claires. Par ailleurs, Londres reste un outil essentiel pour comprendre et influencer ce qui se passe dans une région aussi importante que le Moyen-Orient, que beaucoup sous-estiment (à tort).
In fine, la promotion du Maroc à l’étranger et la création de centres d’influence en faveur de ses intérêts stratégiques devraient s’accompagner d’un nouvel effort pour restaurer la confiance du citoyen dans le modèle marocain et l’action de ses institutions démocratiques. Car le renforcement du front intérieur reste la soupape de sécurité la plus solide face aux crises.