Fayrouz, la voix du cœur

Pour l’amour d’un homme et celui d’un peuple, la diva libanaise a su s’imposer comme l’une des rares artistes arabes reconnues dans le monde entier. Portrait d’une légende vivante.

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Fayrouz.

Au Brésil, ses fans voulurent la porter en triomphe avec sa limousine. à Londres, son concert détrôna le record de billetterie de Franck Sinatra. Dans son pays, elle est vénérée comme un emblème national, avec sa douceur de miel, sa beauté antique, son talent à surmonter les épreuves et les drames. Et malgré le halo de silence dont l’idole s’est toujours drapée, sa voix unique continue de résonner pour la paix dans le monde arabe et de conquérir des générations entières, bien au-delà du public oriental.

Vénérée comme une reine, Fayrouz a revisité la chanson arabe en 50 ans de carrière.

Majestueuse en longue robe turquoise, bouleversante d’émotion, le joyau de la chanson arabe reprend l’Ave Maria associé à un poème de son défunt mari.

Alors quand, en juin 2014, après des années d’absence, Fayrouz fait une réapparition, ne serait-ce que le temps d’un clip, c’est un événement pour tous les fayrouziyoun de la planète. Six minutes de grâce dont elle seule est capable depuis la moitié du siècle dernier. Majestueuse en longue robe turquoise, bouleversante d’émotion, le joyau de la chanson arabe reprend l’Ave Maria associé à un poème de son défunt mari. La composition est sublime, la vidéo à son image, simple, sans close-up ni fioritures. Fayrouz y chante sur fond de montagnes libanaises et d’extraits de ses dernières tournées arabes. Distante et proche à la fois. Orientale et universelle. Du pur Fayrouz. Et pour cause, elle ne parle que d’amour. Cette prière de paix, à l’approche du mois sacré de ramadan, est d’abord dédiée à celui qui a partagé son destin et son art, l’amour de sa vie, sans lequel elle ne serait pas devenue Fayrouz.

Il était une voix…

Fayrouz, Lebanon Forver

1947, Beyrouth, station de Radio-Liban. L’antenne ne relaie l’enthousiasme de l’indépendance que depuis quelques mois. Nouhad Haddad n’est pas encore Fayrouz mais une adolescente timide, à la voix angélique, repérée dans une chorale des quartiers populaires. Son emploi de soliste sur les ondes nationales est déjà bien au-delà de ses rêves d’enfant issue d’une famille modeste. Pour Assy Rahbany, lui, l’histoire ne fait que commencer : il est grand temps de réveiller la musique libanaise, endormie dans son folklore.

Dès leur premier titre, au début des années 1950, la diva rencontre un succès retentissant.

Avant-gardiste, le jeune compositeur s’accompagne de son frère Mansour, poète de la langue arabe la plus pure, pour écrire des chansons résolument nouvelles, tout en puisant aux sources de la tradition libanaise. Mais pour porter leur œuvre il leur faut une chanteuse. Fayrouz n’a que quinze ans, mais avant même de la rencontrer, Assy est déjà sous le charme de sa voix cristalline et grave qui se prête aussi bien aux tonalités orientales qu’occidentales. Lorsque le trio fait connaissance, l’alchimie est instantanée. Subjugués par son talent, incrédules déjà face à sa timidité, les frères Rahbany deviennent ses compositeurs attitrés et Assy, le pygmalion qui saura forger l’art et l’éclat de celle qu’on appelle désormais « Fayrouz ». Dès leur premier titre, au début des années 1950, la diva rencontre un succès retentissant. Naissance d’une star et d’un amour indéfectible. Plusieurs fois, Assy lui demande sa main avant qu’elle ne finisse par l’épouser. Elle a à peine vingt ans. à la force de cet amour naîtront quatre enfants et une œuvre musicale magnifique, monumentale, révolutionnaire.

Avec son mari Assy Rahbany, à leurs débuts à Radio-Liban.

Le renouveau de la chanson libanaise

Adulée du jour au lendemain, Fayrouz se montre déjà indifférente aux éloges comme aux critiques des gardiens du temple de la chanson arabe traditionnelle, hurlant au sacrilège et à la dénaturation face à ses inspirations contemporaines et cosmopolites. Fayrouz s’impose avec un style qui n’appartient qu’à elle, à rebours de l’époque, interprétant aussi bien des Mouwachahs dont les racines datent d’Al-Andalous, que du chaâbi, des chansons modernes, inspirées d’Asmahan ou ouvertes au genre occidental le plus classique comme le plus novateur.

Au début des années 1960, déjà 10 ans de succès.

Propulsée par l’amour du public, Fayrouz n’a pourtant jamais recherché que le bonheur de chanter, et souhaite devenir enseignante. Assy se fait fort de l’en dissuader. Conscient d’écrire l’Histoire, il a déjà quitté son uniforme de policier pour se consacrer entièrement à la chanson et à sa muse, dont la voix, déjà, franchit les frontières.

« Je n’ai rien choisi, c’est Assy qui a tout décidé. Il était dur au travail, intransigeant. Je suis le produit de cette rigueur. »

Fayrouz

Damas l’accueille en star nationale, et bientôt Le Caire, le Hollywood arabe de l’époque, est à genoux devant la jeune Libanaise. L’Égypte lui ouvre même les portes de ses fameux studios de cinéma, autant dire un passeport pour la gloire dans tout le monde arabe. Fayrouz s’y prête dignement, tourne à la demande de Youssef Chahine mais cette carrière et ce glamour ne l’intéressent pas autant que le chant, et l’enfant dont elle est enceinte. Le couple rentre au Liban partager deux de ses plus grands moments : la naissance de leur fils, Ziad, puis celle du Festival de Baalbeck. Digne héritier de son père, Ziad rejoindra l’œuvre musicale familiale dès les années 1970, et reprendra le flambeau à la disparition d’Assy en tant que compositeur.

Avec son mari et son fils Ziad, qui deviendra son compositeur

Baalbeck fera également entrer leur œuvre dans la légende. Assy et son frère s’acharnent à l’écriture d’un récital et à convaincre Fayrouz, paralysée de pudeur et de trac à l’idée de se produire face au public. En 1957, en ouverture du festival, elle triomphe. « Je n’ai rien choisi, confiera-t-elle plus tard. C’est Assy qui a tout décidé. Il était dur au travail, intransigeant. Je suis le produit de cette rigueur. » Galvanisé par ce succès, Assy redouble d’inspiration et d’innovation. Ensemble, ils vont marquer « l’âge d’or » de la chanson libanaise en revisitant tout le répertoire musical arabe populaire, même le plus inattendu. Des grands classiques arabes aux opérettes et comptines pour enfants. Hors des sentiers battus, ils inventent une musique profondément orientale mais dans laquelle chacun peut se reconnaître et communier grâce à la voix de Fayrouz, sunnite ou chiite, arabe ou non. « Sans même m’en rendre compte« , dira-t-elle, elle devient la Voix du Liban puis la Voix des Arabes.

Une artiste engagée

Parce qu’elle a ce don de tutoyer l’âme, on dit encore aujourd’hui qu’on écoute Fayrouz le jour et Oum Kalthoum la nuit, à l’heure des émotions plus sensuelles. L’icône égyptienne elle-même adoubera la diva libanaise comme sa seule héritière.

Fayrouz et Oum Kalthoum.

Lorsque celle-ci disparaît, en 1975, la « Voix d’ange » règne sans égale sur la chanson arabe avec les frères Rahbany.

Elle-même issue d’une minorité refuse l’intolérance, l’intégrisme et l’exil.

À l’heure de leur sacre, le trio va cependant connaître ses épreuves les plus douloureuses. épuisés par cette quête musicale, Fayrouz et Assy sont hospitalisés. La santé de ce dernier, puis leur couple, ne s’en remettront jamais totalement. Divorcée mais dévastée à la mort d’Assy, l’étoile se retrouve alors confrontée à une autre tragédie : la guerre fratricide de son pays. C’est alors que le Joyau va trouver la force de révéler une de ses plus belles facettes : celle d’une artiste engagée pour la paix, humaniste et militante, dans la lignée des « protests singers » de toutes les cultures, de Cheikh Imam à Bob Dylan ou Joan Baez. Fayrouz ne chante plus seulement sa patrie et ses souffrances mais aussi Jérusalem, la Palestine, la Syrie. Elle-même issue d’une minorité refuse l’intolérance, l’intégrisme et l’exil. Elle choisit de quitter la scène mais pas Beyrouth, et d’opposer un silence de deuil au vacarme des belligérants, pour ne cautionner aucun camp et mieux se faire la messagère, dans le monde entier, de l’unité de son peuple et de tous les Arabes avides de paix. Il faudra attendre vingt ans pour que la diva retrouve son public. Ce soir de septembre 1994, elle participe au concert donné pour marquer la fin des hostilités. La capitale est encore défigurée, sans autre repère que ses souvenirs et l’ancienne ligne verte de démarcation. De toutes parts, de toutes confessions, les Libanais affluent, enfin réunis, autour de leur seul point d’attache. Ce soir-là, le Liban renaît encore une fois à travers la voix de Fayrouz, tel qu’Assy l’avait toujours souhaité.

Artiste engagée, Fayrouz a su utiliser sa voix comme ses silences pour faire entendre ses causes.

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