Tu accompagnes ta mère à l’aéroport. Tu pourrais passer des heures à te plaindre de l’état plus qu’approximatif de ce lieu qui est pourtant la porte d’entrée du plus beau pays du monde. Parce que bien évidemment entre les accès tarabiscotés, les chariots qui ne roulent pas vraiment droit et les micros aux mauvais sons saturés, il y en aurait des choses à dire. Mais aujourd’hui ce n’est pas ça qui t’interpelle. En arrivant dans le hall de l’aéroport, ce qui t’a frappée c’est le nombre de gens attablés dans les cafés à boire un jus ou à croquer un sandwich (à l’allure douteuse cela dit). Rien de surprenant a priori. Mais comme on est en plein ramadan, forcément ça t’interpelle. Ça ne te choque pas, bien au contraire.
Tu rêverais même que chacun puisse faire ce qu’il veut en public et ne pas être obligé de se cacher. Mais bon, là encore, c’est un autre débat. Donc voilà, des gens étaient en train de dé-jeûner le plus sereinement du monde. Et même si cette expression ne veut rien dire du tout, tu peux affirmer qu’ils étaient tous d’“apparence musulmane”. Alors, forcément, ce soir quand tu arrives chez ta tante pour le ftour familial tu racontes la scène que tu as vue plus tôt. Et tout le monde trouve ça normal, ça ne surprend personne. Ta famille serait-elle devenue un bastion de défenseurs des libertés individuelles ? Non, ils trouvent tout ça normal parce que c’est “3ala safar”, en voyage donc. Logique. Du coup tu leur demandes si ça les choquerait de voir quelqu’un manger sur une aire de repos d’autoroute pendant le mois sacré. Et là, ils sont unanimes. Ça ne se fait pas ! Ah bon ? Alors toi tu veux bien essayer de comprendre la prétendue logique de ta famille, décidément pleine de contradictions, mais tu trouves ça vachement hypocrite. Depuis quand prendre un avion pour un trajet d’une heure trente minutes est-il plus pénible que de se taper cinq heures de route sous la canicule ? Et puis c’est dangereux, non, de conduire en étant en potentielle hypoglycémie ? Et les chauffeurs de car qui transportent des gens ? Personne ne trouve rien à te répondre à part un “que veux-tu, c’est comme ça”. C’est comme ça ! Mais selon qui ? Selon quoi ? Ce fatalisme, cette espèce d’acceptation sans discuter t’agace. Et comme tu es d’humeur à t’engueuler — c’est de saison l’énervement — tu décides d’enfoncer le clou. Tu mets les pieds dans le plat et dis : “Vous ne trouvez pas ça injuste que les filles n’héritent que de la moitié des garçons ?”. Ton cousin, le faux dé- vot de service, lève les yeux au ciel. Monsieur refuse tout débat sur le fait religieux mais passe ses soirées ramadanesques à fumer des pétards en se trouvant cohérent. “Ewa qu’est-ce que tu veux ? C’est comme ça”, te balance ton oncle en finissant de croquer dans sa briouate aux amandes.
Et donc, parce que c’est comme ça il faudrait accepter. Comme c’est écrit, c’est indiscutable. Pourtant, la main coupée du voleur, la répudiation de l’épouse, la lapidation sur la place publique, ça on a bien su les faire évoluer. Ta tante, féministe de salon à mi-temps, est horrifiée par la polygamie mais trouve ça normal que sa fille n’hé- rite pas autant que ses frères. Toi tu trouves ça illogique et scandaleux. Tu as très envie de leur rappeler à tous que lors de l’avènement de l’islam, les femmes étaient exclues de la succession et le Coran était extrêmement novateur en leur accordant le droit d’hériter. Mais bon, l’heure n’est visiblement pas au débat. Les hommes se lèvent, ils vont à la mosquée. Toi, tu trouves ça très beau de prier, mais tu te dis que respecter l’esprit du Livre et en comprendre le fond, ça rendrait ça encore plus beau.