Depuis maintenant plusieurs années, chaque ramadan est désormais l’occasion d’un débat spontané : a-t-on le droit de ne pas jeûner ? Et les non-musulmans ? Et les musulmans non pratiquants ? La répétition des mêmes interrogations n’a d’égale que la ritournelle de la même double réponse : le Maroc est un pays musulman, ou le Maroc est un pays retardataire en attente de laïcisation. La plupart des participants à ce débat saisonnier s’accordent pourtant sur un point : ce n’est pas la non-pratique du rite qui interroge, mais sa “publicisation”. Autrement dit, ni la loi ni le croyant anonyme ne s’offusquent de la transgression, ils s’opposent à l’aspect public de cette transgression. Les différentes questions annuellement soulevées concernent donc le caractère musulman de l’espace public marocain.
Ce caractère religieux de l’espace politique collectif semble anachronique au regard de la culture politique dominante. Celle-ci est venue au Maroc de deux espaces politiques hantés par la laïcité : de la France, où la construction républicaine est parallèle à la lutte contre l’église, et du Moyen-Orient arabe, où la laïcité a été pensée comme un horizon inéluctable pour les modernisateurs. Or, cette culture politique laïcisante est doublement marginale aujourd’hui : la France peine à expliquer, encore plus à imposer, sa vision laïque à ses partenaires internationaux, mêmes occidentaux ; quant au Moyen-Orient arabe, il s’est réveillé de ses rêves laïques autoritaires pour plonger dans le cauchemar actuel.
Il ne s’agit pas de renoncer à une volonté d’émancipation, mais de la repenser à nouveaux frais. Pays musulman, aux institutions islamiques, le Maroc ne peut déblayer ce chemin hors du cadre religieux. Or, une liberté sans laïcité est possible. Une liberté qui puise dans quelques exemples du passé ou de pays proches et dans une innovation en prise avec la réalité sociologique du pays.
Cette liberté religieuse sans espace public laïc, c’est le Liban qui l’a certainement le mieux incarnée au cours du siècle passé. Considéré comme exemplaire à cet égard, le pays du cèdre était (et reste) pourtant bien peu laïc. Si peu laïc que les postes politiques sont distribués en fonction de la confession. La liberté est néanmoins réelle parce que l’espace public reconnaît l’hétérogénéité des appartenances, et par la force des choses, autorise des pratiques différentes. L’enjeu dans un tel système n’est pas de dominer l’espace public (ce que vise la laïcité comme l’islamisme), mais de maintenir un équilibre instable, mais viable entre plusieurs expressions.
Entre le Maroc et le Liban, il y a un élément en commun : le Liban s’inspire de l’héritage ottoman, qu’il est le seul à avoir maintenu dans le Moyen-Orient autoritaire, quant au Maroc, il reste, à l’instar de l’Empire ottoman, une monarchie traditionnelle, fondée sur le principe de la protection des communautés.
Lutter pour obtenir un droit à la dissidence religieuse est envisageable dans un tel système. Protecteur des musulmans et des autres confessions monothéistes, le droit (islamique) marocain peut éventuellement s’ouvrir à une protection de l’hétérogénéité de la pratique, du moment qu’elle admet son statut non représentatif et non prosélyte. Il y eut au Liban un mouvement réclamant la reconnaissance des sans-religion comme communauté religieuse, à côté des autres. Les militants marocains devraient se pencher sur cette piste : leur reconnaissance comme minorité, non comme norme universelle. Bon ramadan à tous.